Le Pitch : «Analyse énonciative» ; «Traitement du patrimoine écrit» ; «Sociologie de la communication» ; «Aménagement des bassins versants»… Certaines Unités d’Enseignement de l’université ont des noms énigmatiques pour le commun des mortels. 37° choisit chaque mois une matière au nom à coucher dehors enseignée dans l’une des nombreuses formations des différentes UFR de l’Université François Rabelais et va à la rencontre de l’enseignant et de l’un de ses étudiants.
Episode #2 : L’énonciation
Nous revoici dans le département Sciences du Langage, non pas parce que c’est la seule filière qui a des noms d’UE bizarres, mais parce que pour démarrer cette rubrique, il nous a semblé logique de commencer justement par des personnes qui passent leurs journées (et leurs nuits ?) à s’interroger sur des mots. Et ces deux linguistes-là tout particulièrement ! Partons donc à la découverte de cette discipline «Made in France» : l’énonciation.
Nous avons rencontré Ali, étudiant en Master 2 de Linguistique Avancée et Interface Linguistique, originaire du Koweït, et le professeur sous la coupe duquel il prépare son mémoire, Sylvester Osu, Français originaire du Nigéria. Deux experts (et passionnés) de la langue française, mais pas seulement : du langage en général.
Nous avons essayé de la leur couper, la langue, mais cela n’a pas été simple car ils sont bavards, enfin surtout Sylvester (il nous avait prévenus).
37° : Très rapidement : c’est quoi l’énonciation ?
Ali : C’est la discipline qui a pour objet l’étude de la production des énoncés.
37° : Merci Ali, au revoir et à bientôt. Non sérieusement, pour chacun de nous, le terme «énoncé»fait surtout penser au petit texte qui explique ce qu’on doit faire dans un exercice. Donc déjà, commençons par nous enlever cette définition de la tête.
Ali (l’élève) : Un énoncé c’est comme une phrase, mais une phrase prononcée dans un contexte précis. L’étude de la phrase hors contexte est, elle, réservée à la grammaire, qui décrit la langue, alors que l’énonciation, elle, étudie la «parole», au sens large.
Sylvester (le prof) : Le grand linguiste français Emile Benvéniste a défini l’énonciation comme étant une mise en fonctionnement de la langue à travers une utilisation personnelle. On ne regarde pas que le langage, mais son activité. Un énoncé c’est un ensemble d’éléments qui interagissent.
Petite pause #1, un exemple d’analyse énonciative
«Non mais, des fois !» Il faut déjà étudier la spécificité de chaque élément séparément pour voir ensuite comment il interagit avec les autres pour créer un sens global.
37° : Vous partez de quoi, pour étudier ça ?
Ali (l’élève) : D’un corpus d’énoncés liés à une thématique particulière. Par exemple autour du genre (masculin, féminin, neutre…), on va prendre le mot «gens» qui a un double genre, on va observer son utilisation dans différents contextes.
37° : Quelle place a l’énonciation dans la Licence de Sciences du Langage ?
Sylvester (le prof) : Je l’enseigne sur un semestre en deuxième année. C’est donc une initiation. Dès le premier cours, je cherche à déstabiliser les étudiants, d’une part parce qu’on n’a pas beaucoup de temps et d’autre part parce que l’énonciation est une discipline qui nécessite de poser un regard nouveau sur la langue, de ne plus la prendre pour «argent comptant». Et enfin, il ne faut surtout pas qu’ils pensent qu’ils vont faire de la grammaire…
Petite pause #2, un exemple d’analyse énonciative
Prenez le préfixe «dé-» par exemple dans le mot «déboutonner» : il exprime très clairement le contraire du mot «boutonner». Mais si vous prenez le verbe «découper» par exemple, cela ne fonctionne plus. «Découper» par rapport à «couper» signifie qu’on coupe quelque chose en en faisant le tour. Le préfixe «dé-», couplé à «couper» propose donc ici un nouveau sens.
37° : Comment travaillent les étudiants de deuxième année ?
Sylvester (le prof) : Je propose notamment des travaux pratiques, des sortes d’enquête. Je demande aux étudiants, souvent par groupes de deux, d’aller voir dans la «vraie vie», écouter ce qui se dit dans leur quotidien, dans leurs familles, dans leur groupe d’amis ou dans le bus. Ils doivent revenir avec un relevé et des observations sur des phénomènes linguistiques.
Ali (l’élève) : Il existe un ensemble d’éléments qui différencient la phrase de l’énoncé. Dans l’énoncé, il y a un lieu, un moment, des circonstances, des «sujets parlants» (le locuteur et l’interlocuteur). Pour analyser un énoncé, on a aussi besoin d’autres disciplines, sur lesquelles on va s’appuyer, comme la syntaxe, la prosodie, la sémantique, la grammaire…
Petite pause #3, un exemple d’analyse énonciative
«Ce sont des montagnes» ou «C’est des montagnes». Un grammairien va observer ceci par un simple constat disant que ces deux options existent. Un linguiste qui fait de l’énonciation va quant à lui chercher à observer dans quels contextes on va plutôt avoir tendance à utiliser le premier plutôt que le second, et réciproquement. Et oui ! On fait tous de l’analyse énonciative sans le savoir de temps en temps, quand on se questionne et qu’on débat entre amis sur ce genre de nuances !
37° : Notre éternelle question à deux euros : à quoi ça sert, tout ça ?
Sylvester (le prof) : Ce n’est pas une question idiote. Parmi les applications on trouve l’intelligence artificielle, la traduction, l’enseignement, l’écriture littéraire ou artistique… Si je suis plus conscient de comment fonctionne la langue dans la réalité de son usage, je la maîtrise mieux et je suis meilleur ou plus efficace dans mon travail.
37° : Maintenant, on imagine bien l’utilité de l’énonciation dans l’enseignement des langues étrangères : elle doit permettre de comprendre plus facilement pourquoi par exemple un hispanophone fait toujours les mêmes fautes de français. Mais pour ça, il faudrait que tous les professeurs de langues étrangères connaissent le fonctionnement de la langue maternelle de chacun de leurs élèves ?
Sylvester (le prof) : Non, ce n’est pas nécessaire. Si vous apprenez à identifier où se situe l’ambiguité et/ou la différence de fonctionnement ou de structuration dans la langue que vous enseignez (dans ce cas, le français), vous pourrez expliquer la faute à cet hispanophone sans pour autant parler l’espagnol. C’est au contraire l’identification et l’analyse de cette faute récurrente qui vous fera comprendre à vous, le professeur de français, comment fonctionne ce point très précis dans la langue espagnole. Cela n’a rien à voir avec «parler espagnol» ou pas.
37° : Pourrait-on vous qualifier de «chasseurs d’ambiguités»? Et du coup, parmi les différentes utilités pratiques de l’analyse énonciative, on peut imaginer une mise à mal des malentendus entre les êtres humains, qu’ils parlent la même langue ou non ?
Sylvester (le prof) : Communiquer, c’est un ajustement permanent. Avant même la notion de «malentendu», il y a «l’entendu» qui est nécessairement subjectif et sujet à interprétation. Parler, c’est utiliser le langage pour «dire le monde», or on ne voit pas tous le monde pareil et on ne le «dit» pas tous pareil. C’est à la fois fascinant et merveilleux, mais c’est aussi source de souffrance ou de violence entre des individus et des groupes d’individus, tous les jours, à travers le Monde.
37° : Allez, Sylvester, un dernier petit énoncé à analyser, pour la route ?
– «Hé, petit con !
– Quoi ?
– Non, rien.»
Deux degrés en plus
> Le site du Département de Sciences du Langage
Une filière qui débouche principalement sur le professorat des écoles, la communication et les métiers liés aux troubles du langage (orthophoniste notamment).
> Pour les plus courageux d’entre vous, la vidéo d’une conférence d’Antoine Culioli à l’Université Toulouse Le Mirail en 2000.