À Tours-Nord, le tout nouveau multiplexe CinéLoire vient d’ouvrir ses portes. Fort de ses prouesses technologiques et de sa localisation, il redistribue les cartes d’un jeu complexe : celui du cinéma à Tours. Si les Studio ont alerté le public sur les changements que son arrivée allait provoquer, c’est le CGR de Tours-Centre, déjà fragile, qui se retrouve avec la plus mauvaise pioche.
Un ruban orange est tendu devant la grande entrée du CinéLoire à Tours-Nord. Ce nouveau complexe dédié au cinéma et initié il y a déjà 7 ans vient tout juste de sortir de terre. Mi-béton, mi-métal, le bâtiment est prêt à être inauguré sur cette place désormais nommée forum Méliès. Professionnels du cinéma et personnalités locales sont venus vérifier les dires sur ce lieu et écouter les politiques vanter le bénéfice qu’il aura sur le nord de l’agglomération. Le quartier devrait être dynamisé : on promet restaurants, hôtels, logements… On le compare aux forums antiques, même si l’endroit est encore très largement en travaux. Pour l’instant, seul le cinéma trône fièrement sur le forum Méliès. Il est prêt à présenter ses 2000 fauteuils, ses 500 places de parking, à ouvrir ses 9 salles et surtout sa salle IMAX. C’est la star du multiplexe. À la pointe de la technologie, elle est la seule de la région et seulement la treizième en France.
L’IMAX : une technologie à la pointe
Au pied du cinéma, sur cette large étendue de béton, Madame Davoine se tient face au ruban orange. C’est sa famille qui est propriétaire de ce tout nouveau complexe, et de bien d’autres d’ailleurs. Celui de Tours est le petit dernier de leur entreprise CinéAlpes qui en détient désormais 14 dans toute la France. Line Davoine tend le bras et, auréolé de quelques photos et applaudissements, le ruban se retrouve sur le sol bétonné. S’il vient de faire émerger un nouveau quartier qui dynamisera peut-être Tours-Nord, il vient également de bouleverser l’équilibre déjà fragile du cinéma dans l’agglomération.
À l’intérieur de ce multiplexe spacieux, à défaut d’être chaleureux, la salle IMAX se distingue grâce à son immense inscription futuriste qui brille de ses 4 lettres bleues. Un écran incurvé de près de 200 mètres carré, haut comme un immeuble de 5 étages, prend toute la hauteur de la salle. Les 400 sièges en simili cuir sont électriques, inclinables, et possèdent même une prise USB pour brancher les téléphones. Le son, en « Dolby Atmos », offre une spatialisation impressionnante. On trouve des enceintes aux murs mais aussi au sol, au plafond et derrière l’écran. Sur celui-ci est projeté une image « 4K Laser » qui offre une netteté très importante et permet une 3D qui, pour une fois, fait vraiment la différence. Pour couronner le tout, la salle est construite en plongée. On se sent aspiré par l’écran plus qu’on ne le regarde. On voit rarement quelque chose comme ça, hormis dans certains parcs d’attractions. Voilà une certaine vision du cinéma.
Pierre Crétet, le directeur du CGR Tours 2 Lions, est présent également à cette projection de démonstration. Le cinéma qu’il dirige s’apprête d’ailleurs à suivre la mouvance. Le CGR 2 Lions construit actuellement sa salle « ICE », une technologie dont l’entreprise CGR est propriétaire et qui promet, selon le directeur, « un confort et une image optimaux ». La salle devrait ouvrir début 2019. Il s’agit être compétitif face à l’arrivée du mastodonte CinéLoire, d’autant plus que le groupe CinéAlpes et CGR se sont déjà livré bataille sur des terrains communs, et ce à plusieurs reprises.
Depuis 20 ans, le CGR 2 Lions est la star des multiplexes tourangeaux. « On va proposer toujours plus de services à nos abonnés en leur offrant plus de cadeaux et plus d’avantages s’ils viennent souvent au cinéma, promet Pierre Crétet. On va aussi faire une grosse rénovation des 2 Lions ». Avec ses 960 000 entrées chaque année, là où CinéLoire voudrait en faire environ 400 000, le CGR 2 Lions devrait encore avoir de belles années devant lui. Pour d’autres, c’est plus compliqué.
« On a surtout peur pour notre CGR Centre », confie Pierre Crétet. Le cinéma du centre-ville est en mauvaise passe depuis déjà plusieurs années. Selon le directeur des 2 Lions, c’est en premier lieu dû à la difficulté qu’ils ont d’obtenir des copies de films. Adrien Gacon, ancien directeur du CGR Centre confirme : « Le seul moment où on était vraiment en concurrence avec les cinémas Studio ou les 2 Lions, c’était sur la répartition des films ». Il explique que, le plus souvent, un distributeur attribue à une ville un nombre limité de copies. Il va alors négocier avec les salles qui se disputent les films, jauger leur capacité d’attraction et s’assurer que les heureuses élues programmeront le plus de séances possibles.
À ce jeu-là, face aux Studios et aux 2 Lions, le CGR Centre se trouvait souvent en mauvaise posture. En 2016, il n’a tout simplement pas pu diffuser le film franco-américain de Damien Chazelle, La La Land. Pourtant, il fut un immense succès à l’époque, lauréat de 5 oscars et de 6 golden globes. « Les films qu’on n’a pas eu à Tours centre, il y en a un paquet », assure Pierre Crétet. Et ce n’est pas l’arrivée d’un autre multiplexe qui va améliorer les choses.
« On ressent déjà de la pression, une sorte de chantage de la part des distributeurs »
Pierre-Alexandre Moreau, président des Studio
Les Studio inquiets pour les films d’auteurs de premier plan
Les films d’auteurs les plus porteurs comme La La Land constituent le nerf de la guerre pour un cinéma comme les Studio. Chaque année, il diffuse 500 films et seulement 40 génèrent la moitié des entrées. Pas question de passer à côté. « On ressent déjà de la pression, une sorte de chantage de la part des distributeurs », affirme Pierre-Alexandre Moreau, président des cinémas Studio. « Quand les distributeurs disent : “ Je veux que vous programmiez plus de séances ”, c’est la loi de la négociation. Comme dans tous les secteurs d’activité, quand il y a un nouvel opérateur on en profite pour négocier », analyse Pierre Crétet. Ce qui inquiète les Studio, c’est de rencontrer des difficultés pour obtenir certaines copies si CinéLoire s’acharne à diffuser tous les films d’auteurs de premier plan. Le genre de films comme La La Land. Justement, CineLoire diffusera le prochain film de son réalisateur, Damien Chazelle. First Man : Le Premier Homme sur la Lune sort le 11 octobre. Il était déjà diffusé en avant-première le soir de l’inauguration.
À cet évènement, parmi les nombreux invités qu’on trouve sur le parvis, il y a Pierre-Alexandre Moreau des Studio. À peine est-il arrivé qu’il se fait aborder par Romain Davoine, directeur opérationnel de CinéAlpes. Il vient apaiser les tensions, assurer que les Studio et CinéLoire n’ont pas les mêmes objectifs et que les choses se passeront bien. Même si, selon Pierre-Alexandre Moreau, les négociations avec les distributeurs apparaissent plus difficiles aujourd’hui, les Studio jouissent quand même d’un argument de poids : ils sont le premier cinéma art et essai de France en terme de nombre d’entrées. « Sur un film d’auteur porteur, un distributeur préférera donner une copie aux Studio plutôt qu’au CGR Centre », reconnaît Pierre-Alexandre Moreau. Aujourd’hui, les studios font 350 000 entrées par an. C’est presque 100 000 de plus que le CGR Centre qui a pourtant une salle supplémentaire.
Le CGR Centre, un cinéma en péril ?
« Jamais les Studios ne rateront un Tarantino, un Audiard ou un La La Land… C’est impensable », estime Pierre Crétet. « Qu’un film comme La La Land soit placé en premier aux Studios, c’est normal. C’est ça qui fait vivre les cinémas indépendants », estime Adrien Gacon, l’ex-directeur du CGR Centre. Il s’agit ensuite de savoir où il va mettre le reste de ses copies, parfois il n’en reste qu’une. Est-ce qu’il l’a met en centre ville, sachant qu’il y en a déjà une aux Studio ? Ou est-ce qu’il la met en périphérie ? » Très logiquement, un distributeur va étendre sa zone géographique pour séduire un maximum de spectateurs. « À chaque fois c’est le CGR du centre qui est laissé pour compte, parce-qu’il est le numéro 3. Nous, on prenait ce qu’on pouvait prendre », raconte Adrien Gacon. Avec CinéLoire à Tours-Nord, les distributeurs vont désormais pouvoir étendre encore plus leur zone géographique.
« On nous a demandé de baisser les effectifs en agents d’accueil, en agents de sécurité… »
Adrien Gacon, ex-directeur du CGR Tours Centre
« Les deux dernières années, pour palier à ce manque de copies, j’ai essayé de développer des événements qui n’existaient ni aux Studios, ni aux 2 Lions, explique Adrien Gacon. Le but n’était pas d’être en concurrence, mais de venir compléter ce qui se faisait sur la ville ». Ils prend alors l’initiative de projeter des super productions étrangères en version originale. Les Avengers ou Batman parlent désormais aussi dans leur langue maternelle. On assiste aux retours des grands succès qui ont bercé la jeune génération actuelle : Harry Potter, Matrix, Fight Club, Jurassic Park, les films Disney, les films Pixar… La liste des évènements est longue. Le cinéma se donne du mal mais peine à trouver du soutien auprès de sa direction générale.
« Je n’ai quasiment rien fait valider par la direction générale. J’ai fait ça un peu en sous-marin. Tout était toujours refusé, déplore Adrien Gacon. Rien que pour les films en version originale, j’ai du lutter. » Seul face à CGR, qui ne le soutient pas dans sa démarche, Adrien tente pendant deux ans de faire évoluer les choses. Ça ne suffit pas. « C’était intéressant ces opérations, affirme Pierre Crétet. Ce sont des événements très beaux mais ce n’est pas du tout le nerf de la guerre. Il y a des efforts à produire sur la programmation, sur l’accueil de nos spectateurs », estime-t-il. « Malgré ces événements, on a quand même perdu des entrées, regrette Adrien Gacon. Mais je pense que sans ça on en aurait perdu beaucoup plus. Fidéliser des spectateurs, créer des communautés, c’est un travail sur le long terme.»
Fatigué après 6 années de service à Tours Centre, le jeune homme a quitté son poste « à regrets » en août dernier. Son départ s’est fait d’un commun accord avec le groupe CGR, en rupture conventionnelle. Depuis, il n’a toujours pas été remplacé. C’est Lucie Tastet, la directrice adjointe, qui est en charge du cinéma. La direction générale de CGR ne semble pas se presser pour nommer quelqu’un, pas plus que pour investir dans les lieux. Alors que les 2 Lions bénéficient d’importants travaux, certaines salles du CGR Centre ont simplement bénéficié de nouveaux sièges il y a deux ans. « Je comprends qu’on n’ait pas beaucoup de moyens aux vues des entrées qui baissent, mais on est dans un cercle vicieux, estime Adrien Gacon. Plus les entrées baissent, moins ils investissent. On nous a demandé de baisser les effectifs en agents d’accueil, en agents de sécurité… Mais à un moment donné, il faut que le cinéma tourne. »
Le CGR centre glisse-t-il doucement vers sa fermeture ? « On en n’est pas là quand même !, s’exclame Pierre Crétet. Il fait 260 000 entrées chaque année, il y a beaucoup de cinémas qui ne font pas ça ! ». « Je ne sais pas où il en sont, mais s’ils sont dans une logique de groupe, ils n’en auront rien à secouer, peste Adrien Gacon. Il y a 1000 choses à faire dans ce cinéma, mais il faut sortir un peu des sentiers battus et, aujourd’hui, le groupe CGR n’est pas forcément prêt à le faire. » La V.O. était sans doute une option pour sortir de ces sentiers. Mais, depuis le départ d’Adrien, le nombre de séances en version originale diminue. Davoine pourrait bien reprendre le flambeau. Si CinéLoire s’est engagé à ne pas diffuser de films labellisés art et essais en version originale – grand bien fasse aux Studio – ils le feront ponctuellement pour certains blockbusters en IMAX. « Si Tours-Nord se met à faire de la V.O. mieux que ne le fait le CGR Centre, c’est foutu, déplore Adrien Gacon. Ils auraient tort de ne pas le faire vu le succès qu’on a eu avec la V.O. ».
Au pied de cet immense écran IMAX, celui-là même qui accueillera bientôt des films en 3D et en version originale, le maire de Tours est sur le point de terminer son discours. Depuis une dizaine de minutes, Christophe Bouchet explique qu’il faut du temps et de la sagesse pour mener à bien un projet, salue le rayonnement qu’aura bientôt le cinéma, le développement de Tours-Nord, la continuité politique qu’il y a eu entre les différents maires… Il en profite aussi pour tacler l’opposition, mais il n’évoque pas l’existence d’autres cinéma à Tours. « On a fait beaucoup de teasing pour dire que cette salle était formidable. Que le spectacle commence ! » conclue-t-il.
Photos : Alexis Mercier