Les orthophonistes veulent se faire entendre

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Le 29 mars prochain les orthophonistes et étudiant(e)s en orthophonie organisent une journée de mobilisation nationale et se rassembleront devant le ministère de la Santé à Paris. Une délégation devrait être reçue mais le sera-t-elle par la ministre Agnès Buzyn en personne ? Rien n’est moins sûr. Les revendications portent sur la reconnaissance de leur diplôme à Bac + 5, et l’ajustement de la grille salariale qui l’accompagne pour les orthophonistes exerçant en milieu hospitalier. Car c’est loin d’être le cas, malgré les promesses du précédent gouvernement et de l’actuel. Enquête sur une pénurie organisée dans le milieu hospitalier.

Elles (ce sont majoritairement des femmes, à 97 %) ont bien songé à une manifestation « muette », pour marquer les esprits, ou s’allonger par terre à la même heure. Mais les orthophonistes ont déjà des difficultés à être visibles et se faire entendre alors il est fort possible qu’elles crient un peu, pendant la journée « morte » de mobilisation du 29 mars. Les raisons de la grogne ne sont pas nouvelles : la reconnaissance de leur diplôme à Bac + 5 pour celles ayant choisi d’exercer en milieu hospitalier, avec l’ajustement des grilles salariales en adéquation avec ce niveau d’études. Car, malgré les promesses du précédent Président de la République François Hollande (1) et de sa ministre de la Santé Marisol Touraine, ça n’est toujours pas le cas. L’année dernière, on s’en souvient, les orthophonistes avaient quand même obtenu une reconnaissance à Bac + 3 au lieu du Bac +2 comme c’était le cas jusqu’alors. Un « élan de générosité » de la part de la ministre Marisol Touraine qui a toujours du mal à passer chez les orthophonistes. Fin décembre 2017, le ministre de l’Action et des Comptes publics Gérald Darmanin a annoncé le gel de toutes les augmentations de salaire pendant un an minimum, au mépris des revalorisations des grilles salariales… et des promesses.

« La précarisation des orthophonistes hospitaliers est grandissante », s’inquiète Hélène Sagne, présidente du Syndicat régional des Orthophonistes de la région Centre-Val de Loire, installée en libérale à Blois. C’est simple, pour un praticien débutant à l’hôpital : 1.200 € nets par mois, 2.100 € en fin de carrière. On a connu plus attractif. « Il leur est proposé de démissionner de l’hôpital pour devenir contractuels. Au début ça peut paraître séduisant, mais ça ne signifie pas du tout la même couverture sociale, retraite notamment. Et une démission du milieu hospitalier c’est à vie, on ne peut pas revenir en arrière si besoin. Que veut le gouvernement ? Qu’il n’y ait plus d’orthophonistes hospitaliers ? Mais qu’il le dise clairement ! ». Un manifeste de la profession porté par 504 signataires dont 60 professeurs universitaires et hospitaliers avait été adressé à Mme Touraine début 2017, réclamant entre autre une plus forte attractivité des postes en milieu hospitaliers et une adéquation des grilles salariales au niveau de qualification réel. En vain.

« Tout repose sur le libéral, saturé »

Et pourtant les Français ont besoin d’interventions orthophoniques, les plans de santé successifs ont tous indiqué depuis leur officialisation en 1964 que les orthophonistes étaient acteurs de premiers soins dans de nombreuses pathologies : autisme, Alzheimer, AVC, surdité, troubles spécifiques du langage et des apprentissages, stimulation de déglutition chez les nourrissons prématurés en néonatalogie ou certains cancers des voies ORL, etc. Plus récemment, dans certains cas d’ablations de tumeurs cérébrales en chirurgie éveillée, les orthophonistes guident les neurochirurgiens pour préserver les zones essentielles au langage (lire encadré ci-dessous avec l’avis d’un neurochirurgien du CHU Bretonneau de Tours). Ne pouvant bénéficier de soins précoces, soit par absence de praticiens hospitaliers soit à cause de délais trop longs pour rencontrer un libéral – hors créneaux d’urgences quand ceux-ci existent par la volonté des praticiens elles-mêmes – des patients atteints de pathologies graves et urgentes ne peuvent être efficacement soignés et suivis correctement.

Déçues par le changement de gouvernement, dont elles attendaient beaucoup, les orthophonistes – profession féminine à 97 % – n’ont cependant pas encore été reçues par leur ministre de tutelle Agnès Buzyn. Dans leur viseur également, l’Agence régionale de la Santé, qu’elles soupçonnent de méconnaître la réalité des statistiques régionales des praticiens : « L’ARS n’a pas idée du nombre exact d’orthophonistes, leurs chiffres sont faux » s’insurge Hélène Sagne. Pourtant l’ARS, que nous avons contacté, fournit un état des lieux à partir de statistiques de l’Insee qui semble précis : 804 orthophonistes en région Centre-Val de Loire, dont 207 en régime salariés et 597 libéraux. « Ce chiffre est faux, il ne tient pas compte des postes vacants par exemple : un tiers en région Centre-Val de Loire. Les IME (Instituts médico-éducatifs) n’ont plus d’orthophonistes… Tout repose sur le libéral qui est saturé par des délais d’attentes très longs, entre 18 et 24 mois ». Il ne faut cependant pas demander plus de précisions à l’ARS : combien de postes vacants ou de temps partiels par exemple ? « Nous n’avons pas ces renseignements », indique son service communication.

De quoi devenir parano

Un cabinet d’une orthophoniste libérale, à Blois.

L’arrivée de nouveaux praticiens sur le terrain n’est pas facilitée non plus par leur turn-over : il faut trois ans d’expérience dans les structures ou hôpitaux pour accueillir un ou une stagiaire. « Les orthophonistes ne restent pas, elles s’en vont en libéral, où, malgré les tarifs conventionnés, c’est tout de même un peu mieux payé que le Smic surtout si c’est à temps partiel » poursuit Hélène Sagne.
« On n’est pas vraiment visibles » regrette la présidente du syndicat des orthophonistes de Centre-Val de Loire. 120 d’entre elles se rendront à Paris le 29 mars, et certaines ont participé à la journée de grève de la fonction publique du 22 mars.

Actuellement donc, les délais de consultation orthophoniques oscillent entre 18 mois et deux ans d’attente. Pour les pathologies les plus graves (Alzheimer, Parkinson, suites d’AVC etc.) certaines praticiennes ont mis en place un service d’urgence, rallongeant d’autant plus des journées de consultation bien chargées. « Beaucoup de patients vont aussi se faire soigner à Orléans ou Tours, qui deviennent elles aussi petit à petit des secteurs en tension ; certains vont jusqu’à Paris, mais il faut pouvoir » déplore amèrement Hélène Sagne.

En voudrait-on aux orthophonistes et si oui pourquoi ? « On ne veut pas devenir parano, mais il y a quand même de quoi » conclut un peu fataliste Hélène Sagne, mais surtout déterminée à poursuivre le combat pour une meilleure reconnaissance d’une profession méconnue et pourtant essentielle. A travers elles, c’est tout le fonctionnement de l’hôpital public qui est dans le collimateur : vouloir faire toujours plus en donnant moins. Un hôpital public au bord, lui aussi, de l’accident vasculaire cérébral. Pour réapprendre à parler, il devra chercher une orthophoniste. Si elles sont encore là.

F.Sabourin

« Il n’y a pas beaucoup de pathologies neurologiques qui n’ont pas besoin d’orthophonistes… »Ilyess Zemmoura est neurochirurgien à l’hôpital Bretonneau et directeur de l’École d’orthophonie (CFUO) de Tours. Il soutient le mouvement des orthophonistes du 29 mars : « Je comprends tout à fait le problème, il n’y a aucune raison que je ne le soutienne pas, il n’y a rien d’abusif dans leurs revendications. Elles sont très utiles, je ne connais pas beaucoup de pathologies neurologiques qui peuvent se passer de leurs compétences. Dès qu’on intervient sur le cerveau, on a besoin de leurs compétences, on ne se voit pas travailler sans elles ». Pathologies tumorales, intervention sur le liquide cérébro-spinal dans le cas d’hydrocéphalie chez les personnes âgées (qui entraînent des troubles comportementaux, de la marche etc.). Hémorragies méningées par rupture d’anévrisme, etc. « Tous ces patients ont besoin d’une rééducation, mais si le centre de rééducation n’a pas d’orthophoniste, ils sont renvoyés vers les libérales, aux délais d’attentes très importants ». Selon lui, « ce problème est le problème de l’hôpital public en général, avec un manque de moyens, le problème est économique et financier. Il se dédouane de ses responsabilités… ».

Bénédicte Girolet, orthophoniste au CAMPS (Centre d’action médico-social précoce) de Blois : “Qu’on fasse des économies sur les cartes grises je veux bien l’entendre, mais sur la santé je ne peux pas l’admettre”
À la question : « Irez-vous manifester le 29 mars prochain ? », Bénédicte Girolet, orthophoniste au CAMSP (Centre d’action médico-social précoce) du centre hospitalier de Blois répond sans hésiter : « oui. On n’est quand même pas très bien considérées, ça vaut le coup de se battre ; on peut comprendre que l’orthophonie à l’hôpital, ça tente peu les étudiantes ». On pourrait croire, à cause d’un examen superficiel de la situation, que c’est uniquement à cause d’un faible salaire (1200 € en début de carrière pour un Bac + 5) ou des nombreux temps partiels subis (5 orthophonistes à l’hôpital de Blois, aucune à temps complet). Mais la réalité du combat est ailleurs. « On est sur des pathologies lourdes », admet-elle. « Il faut des soins continus et c’est difficile de le faire ». Les constats sont implacables : pas d’orthophonistes en psychiatrie au CHB depuis 10 ans. Les orthophonistes qui interviennent encore en neurologie ne peuvent pas le faire en plus en ORL. Les libéraux saturés qui peinent à intervenir ailleurs que dans leurs cabinets. Un numerus clausus qui a certes légèrement augmenté « mais il faut le temps qu’elles arrivent » ajoute-t-elle. Étant donné la faible attractivité du secteur hospitalier, peu de chance qu’elles choisissent ce secteur… Alors que faudra-t-il ? Qu’un député ou un ministre soit un jour confronté au problème concrètement, suite à un accident vasculaire cérébral et à l’impossibilité d’avoir des soins adaptés au recouvrement de la parole ? « Il y a une députée orthophoniste, elle essaie de mobiliser… Qu’on fasse des économies sur les cartes grises je veux bien l’entendre, mais sur la santé je ne peux pas l’admettre » concède-t-elle avec dépit. On la comprend : « en néonatalité actuellement il y a un bébé qui a besoin de soins d’orthophonie, il a deux semaines, il ne peut pas s’alimenter. Il n’aura pas de prise en charge, en libéral on ne trouvera pas. Je monte quand je peux pour aider… Mais après, quand il sortira ? ».
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