Gilets Jaunes : l’inquiétant virage de la mobilisation

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Pour le troisième samedi consécutif, la Place Jean Jaurès de Tours était le point de rassemblement principal des Gilets Jaunes en Indre-et-Loire. Parti d’une colère contre la hausse des taxes sur l’essence, ce mouvement citoyen nettement soutenu par l’opinion publique, semble s’inscrire dans la durée, tant le ressentiment contre le pouvoir de l’État et l’incompréhension des politiques menées semblent intenses. Alors qu’entre 500 et 1 000 personnes ont convergé vers le centre-ville ce 1er décembre, la manifestation a dérapé. Plus vite et de manière plus forte que le 24 novembre.

« C’est la guerre ! » : cette phrase, on l’a entendue à plusieurs reprises samedi après-midi autour de la Place Jean Jaurès, à Tours. Et on ne comptait plus les personnes croisées avec un air hagard, choquées par ce qu’elles voyaient. Pendant près de 6h, les forces de l’ordre ont tenté de limiter la manifestation des Gilets Jaunes, de la circonscrire au périmètre restreint de la place et de la disperser à coups de bombes lacrymogènes et de flashball. Des bruits assourdissants, sourds, presque mécaniques. Des dizaines de tirs, parfois en rafales, sous le contrôle des autorités retranchées dans la mairie. En face, les personnes venues marcher contre les hausses de taxes, et plus généralement les fins de mois difficiles, se sont heurtées à un mur casqué, métaphore d’un État qui contraint et empêche d’avancer.

Et pourtant, à 14h, la situation semblait calme. A la gare de Tours, point de ralliement annoncé sur les réseaux sociaux, des dizaines de personnes arrivaient avec pancartes et gilets jaunes en main. Des familles, des retraités, des salariés… Sur son gilet, une femme a écrit « PACIFISTE, maman de 3 enfants. PAS DE VIOLENCE. » « Je suis sympa » lit-on sur un autre dos. Un groupe d’au moins 500 personnes prend la direction de l’Hôtel de Ville. Les policiers sont déjà là. Barrant l’entrée de la Rue Nationale, la cinquantaine d’hommes en tenue anti-émeute n’a pas traîné : premières charges dès 14h15, les dernières après 20h… Entre les eux, l’après-midi a oscillé entre moments de calme relatif avec observations mutuelles et scènes très tendues où la fumée recouvrait l’espace en un instant et où la foule courait dans tous les sens. A la fin, certains policiers semblaient sincèrement épuisés.

Un assaut policier disproportionné ?

Les forces de l’ordre avaient-elles déjà été échauffées avant l’arrivée du cortège ? C’est une hypothèse que laissent entendre certains témoignages pour expliquer cette réaction, faisant part d’agressions à l’acide. Nos équipes sur place ne les ont pas vues. Juste, plus tard, on a pu observer des manifestants cherchant à repousser des personnes munies de bouteilles d’acide. Ce que nous sommes en revanche certains d’avoir observé, c’est qu’un groupe qui marchait calmement s’est retrouvé d’un coup surpris, cloué sur place par un assaut policier paraissant largement disproportionné vis-à-vis du climat. L’objectif était manifestement d’éviter des soucis Rue Nationale à 3 semaines de Noël (quelques manifestants ont tout de même réussi à y scander leurs slogans).

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Forcés de reculer, les manifestants ont vite compris qu’ils ne pourraient pas défiler. La police bloquait le Boulevard Heurteloup au coin de la gare routière, empêchant un déplacement vers la préfecture (cible initiale du cortège). Pareil sur l’Avenue de Grammont. Cernés, les Gilets Jaunes n’avaient néanmoins pas l’intention de partir si vite. Beaucoup d’entre eux sont au moins restés jusqu’à 17h. Après les incidents du 24 novembre, le mot était passé : masques sanitaires, masques à gaz, lunettes de plongée, sérum physiologique pour les yeux qui piquent, boucliers en bois et même talkies-walkies pour se retrouver… L’équipement était assez impressionnant.

De la casse mais pas de casseurs

Dire que toutes ces personnes étaient spécifiquement venues pour en découdre et s’opposer aux forces de l’ordre semble néanmoins exagéré même si c’était le cas pour une infime partie d’entre elles, préparées à cette opposition. Pour d’autres, c’est plutôt au symbole institutionnel qu’elles en voulaient, et la tension est montée progressivement. Ils étaient ainsi quelques dizaines à répliquer aux sommations policières à coups d’œufs, de bombes de peinture ou d’autres projectiles. En parallèle, nous avons souvent été témoins de scènes au cours desquelles des Gilets Jaunes les réprimandaient, leur demandant de garder leur calme. Ça n’a pas suffi… Les chaînes autour des fontaines ont disparu, des poubelles et des panneaux de circulation ont été apportés jusqu’au centre de la place, des décorations cassées, une caméra de surveillance a été démontée…

Doit-on parler de « casseurs » ? Nous estimons que non. Les commerces, l’Hôtel de Ville ou le Marché de Noël n’ont pas spécifiquement été visés. Pas de voiture attaquée non plus, ni d’animosité envers les pompiers qui avaient installé un centre de secours dans la brasserie O Palais, et positionné leurs véhicules dans les rues adjacentes. Bien leur en a pris : samedi soir la Préfecture annonçait 35 blessés dont 20 manifestants, l’un d’eux ayant eu une main arrachée. Plusieurs repartent aussi avec des hématomes.

Une violence qui occulte le débat de fond

Ces images tourangelles, terribles, gênantes, affligeantes, font écho à celles de Paris où les Champs-Élysées et leurs abords ont également connu des affrontements toute la journée de samedi. Et fatalement c’est cela qui focalise l’attention : les traces de sang, les visages tuméfiés, les tags virulents, l’espace public sans dessus-dessous… Tout ce temps passé à gérer et commenter ces débordements forcément inadaptés n’aide pas à avoir un débat serein sur la détresse réelle et légitime. Le désarroi d’une part de la population qui, non seulement, se sent abandonnée mais qui, en plus, peut avoir l’impression qu’on cherche à la censurer. La conséquence risque d’être une rancœur encore décuplée dans les prochains jours.

Ces gens-là ont à cœur de développer leur argumentaire parce que jusqu’ici ils n’avaient pas l’habitude de le faire. Moins de deux ans après le – déjà vague – espoir de renouveau lié à l’élection d’Emmanuel Macron, ils n’en peuvent plus des symboles à sens unique, la suppression de l’ISF étant probablement la couleuvre la plus difficile à avaler. En face, les baisses de charges sociales qui apportent 15 à 30€ de plus par mois pour les salariés en bas de l’échelle aèrent à peine des budgets dans le rouge bien avant la fin du mois.

Le gouvernement perdu dans un labyrinthe

Depuis des dizaines d’années, on a imprimé dans la tête des Français que l’idéal était la hausse du Pouvoir d’Achat, signifiant implicitement que dépenser de l’argent était synonyme de puissance. Alors quand derrière cela, subitement, on entend qu’il faudrait atténuer certains comportements comme la circulation en voiture, elle-même symbole de liberté, comment l’entendre ? Rationnellement, c’est extrêmement délicat. « Je ne vois pas aujourd’hui quelle peut être l’issue politique. Le gouvernement a peut-être trop tardé à réagir » souligne, auprès de 37 degrés, le maire de Tours Christophe Bouchet. Même Christophe Castaner le reconnait sur BFM TV. « On s’est planté » dit le ministre de l’intérieur qui raisonné ainsi :

« On a objectivement mal géré un certain nombre de séquences de communication, de pédagogie sur l’enjeu de sortir du tout-pétrole et de cette exigence de souveraineté nationale, de baisses de dépenses, d’augmentation du pouvoir d’achat. »

Trop tard. Le mal est fait, d’autant que ce week-end on voit encore Edouard Philippe ou des élus locaux focaliser le débat sur la violence. Ou asséner des chiffres et des chiffres dans leurs argumentaires, ce qui n’a pour seul effet que d’embrouiller l’esprit au lieu de clarifier les échanges sur des pistes de solutions concrètes. En face, certains partis d’opposition (EELV et le RN ces derniers jours en Touraine) tentent – toujours maladroitement – de s’accrocher aux branches pour s’offrir une légitimité en disant que les revendications des Gilets Jaunes sont proches de leurs idées défendues depuis des années pour l’un ou qu’il faut assigner à résidence les « casseurs » les jours de manifestations. C’est tout sauf le moment de faire ça.

Il est urgent de prendre très sérieusement le pouls profond des Gilets Jaunes et de montrer que l’État peut être digne de confiance au risque d’aggraver encore la radicalité du mouvement dès samedi prochain (surtout si les consignes des forces de l’ordre restent aussi dures). Le problème c’est que l’on se trouve dans un labyrinthe : pour apporter des solutions réelles et durables, il faut le temps de la réflexion et de l’analyse. Alors que beaucoup de personnes qui manifestent sont dans l’urgence et qu’elles ont besoin de symboles immédiats pour se sentir comprises. Leur annoncer des « états généraux » comme c’est envisagé ne pourrait que leur faire craindre une énième solution technocratique à des problèmes de tous les jours. Le risque étant de voir cette incompréhension s’exprimer par de la radicalité dans les urnes. Et ce jour-là, on ne pourra plus faire marche arrière.

Photos : Pascal Montagne

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