« Faire appel à un taxi ou un livreur, c’est contribuer aux fractures sociales »

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Basé à Tours, l’Observatoire des Inégalités se donne pour mission d’étudier la situation sociale en France, quitte à dénoncer les aléas et absurdités du système. Né il y a 15 ans, il publie depuis 2015 un grand rapport biannuel pour analyser l’ensemble des études disponibles, pointer les dégradations, saluer les améliorations et donner des clés de compréhensions des conséquences des politiques publiques. Un travail avant tout pédagogique, à destination du grand public ou de la classe politique. La dernière édition vient de paraitre, l’occasion d’un grand entretien avec Anne Brunner qui en est co-autrice.

Que faut-il retenir de ce grand rapport qui fait presque 180 pages ?

Avec ce rapport on essaie de faire le point sur les inégalités dans tous les domaines, pas seulement les inégalités de salaire ou de revenu mais aussi les inégalités dans l’éducation, les conditions de vie, de travail… Néanmoins, la question que l’on nous pose le plus concerne les revenus. Quand on regarde les évolutions, les inégalités ont fortement augmenté sur les 10-20 dernières années et une légère amélioration sur ces deux dernières années. Cela dit, elle ne rattrape pas le fossé qui s’était créé : les plus riches ont vu leurs revenus progresser fortement avant 2008 et ont rattrapé les effets négatifs de la crise alors que globalement les plus pauvres ont vu leurs revenus stagner.

A LIRE SUR INFO TOURS : Les chiffres essentiels du rapport

C’est le 3e rapport que vous faites. En 4 ans, avez-vous constaté des évolutions tangibles ?

On essaie de ne pas commenter les évolutions sur la dernière année mais oui, certaines choses ressortent. En 2015, on tirait vraiment la sonnette d’alarme sur l’augmentation de la pauvreté, avec la légère dégradation des revenus des plus pauvres. On constate qu’elle ne s’est pas poursuivie : on est plutôt sur une stagnation. La tendance à l’augmentation du nombre de personnes sous le seuil de pauvreté s’est également arrêtée même si ça ne compense pas la hausse des années précédentes.

Face aux inégalités, la population a tendance à réclamer des actions rapides pour les résorber. Est-ce possible, ou alors cela prend obligatoirement beaucoup de temps ?

Quand on joue sur la politique fiscale – par exemple la suppression de l’Impôt sur la Fortune – on prend le risque d’avoir des effets très rapides sur les revenus, car nous quand on utilise ce terme, c’est pour comparer les sommes disponibles après impôts et prestations sociales. Donc l’ISF ou la diminution de la taxation des produits financiers, et à l’inverse l’augmentation de la prime d’activité, risquent d’avoir un effet notable même si on ne le voit pas encore dans les chiffres car notre rapport exploite au plus tard des données de 2016.

Après, il y a des effets plus lents. Quand on regarde les inégalités d’éducation (la part que l’appartenance sociale des élèves a sur leurs chances de réussite à l’école) on se doute bien que contrer cet effet là pour influer sur l’insertion dans la vie professionnelle c’est lourd. Cela joue sur les pratiques scolaires, la façon d’évaluer les élèves, d’encourager ceux qui viennent des milieux les plus défavorisés… Ce sont des politiques de fond.

« il y a de grandes zones d’ombre comme pour la mesure des discriminations. »

Globalement, avez-vous toutes les données qu’il vous faut pour éditer ce rapport ?

La plupart des chiffres dont nous disposons datent de 2015 ou 2016. Sur le logement les dernières grandes enquêtes de l’INSEE remontent à 2013, elles sont rares sur la culture… Sur les vacances on n’a plus de données récentes sur qui ne peut pas partir pour raisons financières… Et puis il y a de grandes zones d’ombre comme pour la mesure des discriminations. A part les testings c’est difficile à faire car la France n’utilise pas de données sur la couleur de peau. On ne peut pas véritablement dire dans quelles mesures le chômage plus élevé des immigrés est lié au fait que ce sont des populations qui ont en moyenne des diplômes plus bas ou si c’est le fait de discriminations à l’embauche. On peut juste mesure le nombre d’emplois interdits aux immigrés extracommunautaires, qu’on chiffre à plus de 5 millions (police, notaire…). C’est très significatif, et ça joue certainement dans ce taux de chômage.

Votre rapport évoque l’existence d’une certaine « domination » d’une partie de la population, sur une autre. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Une minorité avec un faible niveau de diplôme ou des difficultés à garder un emploi stable se voit de plus en plus demander de la flexibilité au bénéfice des conditions de vie d’une majorité mieux éduquée qui a des attentes comme faire ses courses le dimanche, claquer des doigts et avoir un livreur à domicile… Tout cela repose sur une part de nos concitoyens – les plus précaires, les moins éduqués – pour qui les inégalités se reproduisent de génération en génération. Quand on fait appel à un taxi ou un livreur, on contribue tous à ces fractures sociales.

FOCUS :

Vous pointez l’existence d’inégalités par rapport à Internet : quelles conséquences concrètes cela peut avoir ?

D’abord c’est assez impressionnant : la population française s’est équipée rapidement. La fracture d’âge qui existait il y a une dizaine d’années se réduit rapidement. Aujourd’hui les personnes âgées sont presque autant équipées que les plus jeunes : 60% des plus de 70 ans ont un ordinateur. Néanmoins il reste des inégalités sociales importantes. C’est une nouvelle fracture sociale : 11% de la population n’utilise pas le web, soit 6 millions de personnes. On trouve aussi des personnes comme des ouvriers, des personnes peu ou pas diplômées. Quand on va attendre de leur part de faire plus souvent leurs démarches administratives en ligne (carte grise, billet de train…) ça devient un problème, y compris pour des très jeunes.

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Est-ce que travailler aujourd’hui est plus dur qu’il y a 20, 30 ou 40 ans ?

On ne peut pas dire ça. Certains indicateurs se dégradent : la part de personnes en CDD et intérim s’est remis à augmenter fortement en 2017 (13,6% de précarité contre 12% il y a 10 ans). Il faudra voir si c’est lié à une certaine reprise économique qui passe souvent par des embauches en CDD ou si c’est lié à l’attente d’une plus grande flexibilité des employeurs. De ce point de vue ça peut nous inquiéter. Par ailleurs, les personnes soumises à des contraintes de travail (travail à la chaîne, contraintes de production, contrôle strict des horaires de travail…) est plus élevée qu’il y a 10 ans : 35% contre 32%. Ça parait peu mais c’est significatif : on est loin d’avoir mis fin aux conditions de travail les plus contraignantes.

« Le mot « inégalité » est de plus en plus souvent au cœur du débat. « 

Autre chiffre que vous citez : 15% des salariés n’ont pas 48h de repos consécutives chaque semaine…

Cela n’a pas la même conséquence pour un jeune heureux de travailler le dimanche pour profiter d’avantages financiers que pour une mère de famille aux horaires de travail désynchronisés du reste de la société. Cela rend difficile la vie de famille, la prise de rendez-vous médicaux, la pratique d’un loisir à horaires réguliers… Tout est plus compliqué. Et cela touche principalement les ouvriers et les employés.

FOCUS :

Est-ce que les inégalités femmes-hommes se réduisent ?

Sans aucun doute, en particulier en termes d’accès à l’emploi. Les femmes ont quasiment le même taux d’activité que les hommes et leur niveau de salaire présente toujours un écart important mais en réduction régulière. Ceci dit, sur les dernières années, ça a tendance à ralentir. Les derniers 15% restants en comparant hommes et femmes à temps complet résistent.

Les inégalités ont été au cœur du mouvement des Gilets jaunes depuis presque 7 mois : d’un point de vue statistique, ce qui est dénoncé dans les manifestations est-il factuellement exact ?

Sur la question des écarts de revenus ça ne fait aucun doute. Cela dit, les sociologues nous le confirmeront sans doute, les personnes sur les ronds-points n’étaient pas forcément la portion la plus défavorisée de la société mais plutôt des gens qui travaillent et utilisent leur voiture. A travers ce mouvement, il y a aussi une prise de conscience qu’une partie de la société est invisible (à la télé, au Parlement…), c’est à souligner au-delà des conditions de revenus ou de la fracture entre rural et urbain.

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Ce mouvement montrerait-il une intolérance grandissante vis-à-vis des inégalités ?

Oui, déjà parce que le mot « inégalité » est de plus en plus souvent au cœur du débat. On voit des sujets qui émergent sur les inégalités sociales, les inégalités entre les femmes et les hommes… Mais ce mot reste souvent entouré de brouillard, on aimerait donc pouvoir éclairer plus souvent les discussions avec des statistiques précises.

« Demander un effort à une partie des gens et en oublier une autre entraîne un sentiment d’injustice sociale. »

Le rapport indique que les inégalités ont tendance à se diffuser de génération en génération. Quand Emmanuel Macron évoque les « premiers de cordée » censés tirer toute une population vers le haut ce n’est pas juste dans la réalité ?

Imaginer qu’en enrichissant les plus riches les plus pauvres vont en bénéficier, les économistes disent depuis longtemps que ça ne se vérifie pas dans la réalité. C’est plutôt la cohésion de l’ensemble de la population dont il faut avoir le souci. Demander un effort à une partie des gens et en oublier une autre entraîne un sentiment d’injustice sociale comme on peut le voir en ce moment.

Vous comparez pour la première fois la France à d’autres pays européens. Alors, est-ce que c’est mieux ailleurs ?

La France est plutôt bien placée par rapport aux autres pays européens mais elle est largement derrière les pays du nord de l’Europe et en particulier dans les pays scandinaves où il y a un souci très important de contenir la pauvreté, même si on a récemment observé une dégradation en Suède. Dans ces pays, le niveau de pauvreté est plus bas que chez nous. Les hauts revenus sont aussi plus élevés mais au total ça fait une société plus cohérente, avec un souci de donner plus d’autonomie aux jeunes avec plus de prestations sociales contrairement à la France où il faut attendre 25 ans pour avoir droit au RSA.


Un degré en plus :

Le rapport est vendu 9€ (+ frais de port) sur le site de l’Observatoire des Inégalités basé à Tours, mais aussi à Paris où il est en cours de recrutement d’une deuxième personne salariée, soit au total 4 personnes dans son équipe.

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