Epiciers de nuit : profession dépannage

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Cet article est issu du numéro de printemps 2020 de  37° Mag, le magazine papier-connecté de 37 Degrés.


Leur heure de fermeture coïncide souvent avec celle des bars. Dans leurs petites échoppes on trouve alcool, chips, sucreries… parfois quelques fruits et légumes. Rencontre avec les épiciers de nuit tourangeaux.

Il n’y a pas forcément un nom d’enseigne précis au-dessus de la porte : Alimentation Générale ou Epicerie ça peut suffire. Dans le langage courant, maladroitement, on dit « l’Arabe du coin ». Au fil des rues du Vieux-Tours, au Sanitas, Rue Colbert, Avenue de Grammont ou encore Rue Gamard à Joué-lès-Tours… On trouve des épiceries de nuit dans la plupart des quartiers, leurs heures d’ouverture XXL rendant bien des services : de quoi mériter le titre de commerces de proximité.

A l’entrée du Boulevard Béranger, derrière un arrêt de bus et face au tribunal, Majdi assume complètement ce rôle. Le revendique même, évoquant l’importance d’entretenir « le lien social » avec les habitués (dont des SDF) : « Certains me racontent leurs problèmes. On sent la misère qui progresse. » Le jeune homme d’origine tunisienne est arrivé en France à la fin de l’adolescence et occupe ce poste depuis 8 ans, prenant la suite de son père installé en 2005. Son « bureau » est l’un des plus beaux de Tours comprenant une vue sur les fontaines de la Place Jean Jaurès et l’Hôtel de Ville. De quoi prendre de jolies photos et être aux premières loges de l’actualité : lors des rassemblements joyeux comme les soirs de victoire en Coupe du Monde ou pendant les manifestations houleuses avec tirs de grenades lacrymogènes au cours du mouvement des Gilets jaunes, fin 2018 (au point que le magasin était alors devenu lieu-refuge de passants ou de manifestants).

Dans cette boutique, comme beaucoup d’autres : mur de bonbons à l’entrée, chips, produits du quotidien (soupes, boîtes de thon, baguettes…), quelques avocats au milieu des sucreries mais aussi un étal de fruits et légumes à l’extérieur. Parmi les petits snacks, des produits qu’on ne trouve (presque) pas ailleurs, comme des Twix au chocolat blanc. Tout commerce doit se démarquer et c’est aussi pour ça qu’il sert depuis peu du café à emporter.

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Une concurrence de plus en plus pressante

Quelques personnes passent, toujours pour un article ou deux. On prend ce dont on a besoin, parfois on craque pour un supplément mis en avant au comptoir. Les habitués se servent dans le frigo, et connaissent par cœur le prix de leur boisson : Majdi s’occupe d’eux avec le sourire, toujours un petit mot gentil. « J’aime faire la tchatche avec les clients » raconte le père de famille de 27 ans protégé du froid qui entre par la porte grande ouverte grâce à une petite doudoune… Un œil sur l’entrée, le second sur le match de foot du soir qu’un ami est venu regarder avec lui. Ce supporter de l’Olympique de Marseille et de Madrid tue le temps devant le sport, ou en écoutant différentes radios. Les soirées sont souvent longues mais le patron ne s’assois jamais : « Il faut que l’épicerie soit toujours bien rangée ! »

Ouvrir 7 jours sur 7 de 9h30 à 2h du matin, ça nécessite de l’organisation. Majdi va chercher du réassort chez Metro deux fois par semaine et laisse un employé gérer le début de journée. Ensuite, c’est toujours lui qui tient la caisse le soir, sauf pendant ses vacances, et ce quitte à abuser de la fameuse boisson énergisante « qui donne des ailes ».

Cette omniprésence à des horaires tardifs génère de la fatigue. Beaucoup de fatigue à en croire plusieurs témoins que nous avons interrogés. « Ce n’est pas facile… Je fais 14-15h par jour, un peu comme les patrons de kebabs » glisse l’épicier de la Rue du Change dans le Vieux-Tours, réputé pour son large choix de bonbons vendus au poids (son comptoir est également décoré par une grosse tête promotionnelle à l’effigie des sucettes Chupa Chups). Depuis 10 ans, Ahmed vit et travaille au rythme du quartier : calme en début de semaine, bien plus animé le week-end quand les étudiants boivent des coups. « Je n’ai pas beaucoup d’habitués, surtout des gens de passage » signale-t-il.

« On jette beaucoup »

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Avec plusieurs centaines de références en rayon mais des clients qui se raréfient, comment gérer son stock ? « Je vous avoue qu’on jette beaucoup » reconnait un vendeur dans le centre de Tours. « A minuit, quand certaines dates limite de consommation sont dépassées, je retire les produits et je vais les donner aux SDF du quartier. C’est ma façon à moi d’être solidaire. » Et d’entretenir de bonnes relations de voisinage.

Globalement, on croise deux profils aux caisses des épiceries de nuit tourangelles : des jeunes, dont certains qui attendent de trouver mieux. Et des hommes aux cheveux très grisonnants. Quelques commerces sont là depuis tellement longtemps qu’ils font partie du paysage (comme Les Halles de Minuit Rue du Grand Marché). D’autres sont apparus ces 5 dernières années, parfois au sein d’un petit réseau local de propriétaires. Le quotidien semble harassant : « Certains jours je n’ai que 5-6 clients » ; « La concurrence devient difficile » entend-on en écho dans plusieurs échoppes de l’hyper centre de Tours qui rassemble actuellement une bonne dizaine de points de vente aux horaires tardifs, chiffre à la hausse ces dernières années sans compter les mini-supermarchés des grandes enseignes, comme Carrefour même si leur rideau se baisse à 22h.

Justement, si les indépendants subsistent c’est en partie grâce à la souplesse de leur statut qui les autorise à pousser jusqu’à 23h30, 1h voire 2h du matin, heure de fermeture des derniers bars. Ils s’imposent ce que les grosses entreprises n’ont pas l’autorisation de faire, assurant également une présence le dimanche après-midi. Mais voilà : même ce monopole de l’ouverture XXL se voit aujourd’hui menacé puisque des marques nationales expérimentent l’ouverture le dimanche après-midi ou la nuit avec des caisses automatiques simplement surveillées par un vigile. Dans le Val de Loire c’est le cas de Casino à Orléans ou Angers. Deux philosophies et un même objectif : conserver un peu de parts de marché.

L’interdiction de la vente d’alcool contournée

Quand on achète dans une épicerie de nuit, on paie au moins autant le service que le produit : ce n’est pas pour rien qu’au Québec ces boutiques portent le nom de Dépanneur. « Oui ici c’est plus cher » reconnait Ibrahim, Rue Constantine, avant de se faire livrer un kebab parce qu’il n’est pas question d’abandonner le Cocci Market familial ne serait-ce que 5 minutes. Les prix plus élevés ça vaut pour tout, que ce soit les gâteaux ou les yaourts mais aussi la bière, le vin et le whiskey. D’ailleurs, ne l’occultons pas, souvent nos témoins reconnaissent contourner l’interdiction de vendre de l’alcool après 21h. « La quasi-totalité de notre chiffre d’affaire c’est de l’alcool » nous indique-t-on à plusieurs reprises (on a même vu des canettes dans les bacs à légumes). Les liquides ne sont pas toujours de grande qualité… encore que : en faisant le tour des commerces on a eu quelques surprises (marchandise dont l’origine peut ponctuellement poser question, tout comme celle des cigarettes que l’on trouve à plusieurs endroits, y compris à proximité de tabacs « officiels »).

Cet arrangement avec la législation ne semble pas trop préoccuper les épiciers que nous avons rencontrés. Ils jouent volontairement avec le feu et reconnaissent parfois l’existence de rapports tendus avec la police municipale qui organise quelques contrôles à la demande de la mairie qui brandit la menace de fermetures administratives. Les petits commerçants sont plus préoccupés par leur sécurité et n’hésitent pas à installer plusieurs caméras de surveillance. L’un d’eux avait également une bombe lacrymo sous le comptoir, au cas où. Une précaution plus qu’un réel besoin. « Je n’ai jamais été agressé » nous dit un vieux caissier Rue Colbert. « Les vols cela peut arriver mais on n’a pas vraiment d’embrouilles ou d’agressions » analyse Majdi Boulevard Béranger. « De toute façon, rien ne me fait peur. »

Noël Malekshahi, le « Grand Tonton » des Halles de Minuit

 

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Le drapeau français est planté à gauche d’une porte aux petits carreaux vitrés, celui de l’Union Européenne à droite. A l’intérieur les emblèmes du Royaume-Uni, de l’Algérie ou de l’Iran, son pays d’origine. Sur le comptoir un petit tapis oriental et une plante offerte par la voisine qui vit au-dessus. Au sol, du carrelage en mosaïque. Ambiance authentique depuis 25 ans et l’arrivée de Noël Malekshahi aux Halles de Minuit Rue du Grand Marché. Un épicier iconique aux phrases courtes mais aux mots forts soigneusement choisis. Surtout, son visage renvoie le sentiment d’une profonde gentillesse.

« Je suis arrivé ici sur le conseil d’un ami. J’ai 65 ans et dans ma vie j’ai toujours été épicier. Je ne sais pas ce que je pourrais faire d’autre. Nous sommes encore un peu rentables mais ce n’est plus comme avant où l’on pouvait voir jusqu’à 400 clients par jour. Aujourd’hui je déconseillerais ce métier à un jeune. Depuis 7 ans nous souffrons de la concurrence des chaînes qui est arrivée progressivement avec des prix moins chers et plus de choix. Nous avons aussi plus de tâches administratives. Je pense arrêter d’ici un an ou deux, prendre ma retraite. 

J’ouvre tous les jours de 11h à minuit, parfois jusqu’à 0h30 l’été. Tout seul ou avec une voire deux personnes. Si les gens viennent ici c’est parce qu’il y a plus d’humanité, on rend de petits services. Les chaînes ne font pas crédit, ne prêtent pas un tournevis, une échelle ou un bip de parking. Dans la boutique il y a environ 250 produits. 70% du chiffre d’affaire c’est l’alcool mais il y a aussi les produits frais ou d’hygiène qui marchent bien. J’ai vu les modes évoluer : avant on m’achetait beaucoup de Martini ou de Porto, maintenant on me demande souvent de la vodka Poliakov. Mais je trouve que les gens sont plus raisonnables qu’avant, ils s’alcoolisent moins.

Une grande partie de ma clientèle ce sont les gens de la rue, tous sincères, intelligents. Quand ils demandent un crédit, ils le remboursent toujours. Ce sont des gens bien, on discute beaucoup : ils m’appellent Papa, Tonton ou Grand Tonton. J’ai même organisé trois mariages de SDF dans cette boutique. »

Photos : Delphine Nivelet

Le magazine papier en cours de distribution

À partir de cette semaine, 37°Mag sera distribué dans toute l’Indre-et-Loire ! En raison des difficultés actuelles, la distribution peut néanmoins être perturbée (commerces encore fermés, refus de dépôts de publications en raison des règles sanitaires…) Nous nous en excusons pas avance et ferons tout notre possible pour qu’il soit disponible dans un maximum de points de dépôts habituels (la liste ici).

Sorti le 29 mars, il est également toujours disponible en version numérique ici ? 37degres-mag.fr/37-mag/

L’impression ayant été réalisée avant le confinement certaines informations ne sont pas à jour et nous en sommes désolés.

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