Regards #85 Une intime conviction

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Dans Regards, retrouvez l’avis de Stéphanie Joye sur quelques films à l’affiche dans les cinémas tourangeaux. Histoire de vous donner envie, à votre tour, d’aller passer un moment dans les salles obscures.


Une intime conviction (Enquête judiciaire, drame, thriller)

D’Antoine Raimbault

Avec Marina Foïs, Olivier Gourmet, Laurent Lucas

D’après des faits réels

(Ndrl : Cette critique est suivie de l’interview d’Antoine Raimbault par Stéphanie Joye, aux Cinémas Studio de Tours à l’occasion de l’avant-première du film)

Neuf ans après son inculpation, Jacques Viguier a été acquitté du présumé meurtre de sa femme disparue. Encore un an plus tard, en 2010, un second procès est en appel. Nora, chef cuisinière dans une brasserie, vit seule avec son fils adolescent. Du-sait-elle défaillir dans son emploi et dans son rôle de mère, elle se jette corps et âme dans une mission d’enquête qu’elle s’est attribuée avec ténacité. Car, intimement convaincue de l’innocence du suspect, elle ne se résout pas à ce que la justice puisse se tromper. Pour se faire, elle choisit pour Viguier un nouvel avocat à la défense, Eric Dupont-Moretti. Très réputé, l’homme, d’abord réticent et agacé par la résignation obsessionnelle de Nora, va se laisser convaincre pour mener à bien la traque de la vérité autour d’un dossier à priori exempt de preuves.

L’affaire Viguier est une histoire vraie qui a marqué les esprits. Que l’on connaisse ou non l’issue du procès, Une intime conviction nous empoigne et nous tient en haleine dans sa quête juridique acharnée, menée tel un thriller sobre, sombre et efficace dans lequel chaque détail nous interroge. L’homme qui est jugé est un professeur de droit accusé d’avoir tué sa femme Suzanne, qui était âgée de 38 ans lors de sa mystérieuse disparition – le 27 février 2000 à Toulouse. On n’a jamais retrouvé son corps. Jacques Viguier a trois enfants de son union avec Suzanne. Trois enfants qui le soutiennent à cent pour cent. Acquitté en 2009, un procès en appel se tient à Albi en 2010. Mais tout semble n’être qu’une mascarade. La machinerie judiciaire tourne sans preuves et les accusations sont aberrantes.

Avec une grande adresse, le film nous infiltre dans le tribunal dans lequel on se sent tour à tour juré, témoin et maître au barreau. Le positionnement changeant nous est offert comme une pièce de théâtre où nous serions installés au premier rang. On écoute, captivé, et on regarde, impressionné. Les deux protagonistes masculins sont grandioses. Il y a Laurent Lucas, qui incarne un Jacques Viguier mutique au regard angoissant, énigmatique, empli d’effroi. L’acteur, déjà stupéfiant en détenu complexe dans Contre-enquête de Franck Mancuso, réussit ici une performance incroyable. Sa neutralité en apparence et son corps sans mouvance (on ne le voit pratiquement qu’assis durant tout le film) n’excluent aucune puissance expressive, bien au contraire. En premier rôle de ce formidable polar – combat de justice, on assiste à l’excellence ahurissante d’Olivier Gourmet. Un acteur au talent incommensurable. Il livre ici une interprétation d’Eric Dupont-Moretti puissante dans son éloquence (sa verve d’avocat est fougueuse et captivante) et dans son charisme (il occupe la scène avec une prestance honorifique).

Le tandem que forment Olivier Gourmet et l’actrice au rôle principal, la tout aussi charismatique Marina Foïs, est réjouissant et fonctionne habilement. Marina Foïs joue à la perfection une femme que l’injustice rend rageuse et obsessionnelle. Elle est également notre autre point de vue du procès. Son regard est parmi le public, on nous invite à être près d’elle et à ressentir ce que les injonctions prononcent. On peut s’identifier à elle, femme célibataire, travaillant et élevant son enfant, décidée à s’engager dans une lutte passionnante qui bouscule le cours de son existence. L’invention de son personnage dans le scénario d’Antoine Raimbault est une idée forte, qui nous inclue plus encore dans le cœur de l’enquête. Un élément fictif s’immisce dans les maillons d’une chaîne procédurale : nous posons un pied dans l’affaire. Mais rapidement, on court. Le rythme est effréné. Nora a pour mission de faire des comptes-rendus de 250h de mise en écoute d’appels téléphoniques. D’imprimer ses analyses, de les livrer chaque jour à Dupont-Moretti pour qu’il les utilise dans ses argumentations quotidiennes au procès.

Et si nous, nous participions à une telle manœuvre à responsabilité, dans le but de secouer la magistrature et les jurés ? Qui plus est, dans une affaire où les discours s’enlisent, au détriment d’une éthique affirmée ? Il nous est donné de vivre cette expérience à travers Nora. Et c’est grisant. Une intime conviction est un film qui fait l’apologie du doute. Qui montre l’absurdité d’un système judiciaire français, expéditif, orchestrant son dossier sans aucune preuve, négligeant voire réfutant la présomption d’innocence. Qui loue l’art de plaidoyer des avocats, la puissance des mots qui savent convaincre, mieux que des textes juridiques. Qui porte haut l’objectivité, la conviction personnelle et la vérité. Brillant, intelligent, passionnant… : pour un premier long métrage, c’est un coup de maître, un très, très grand film.

Un film à l’affiche aux Cinémas Studio (Toutes les informations utiles sur leur site internet)


L’interview d’Antoine Raimbault

Comment avez-vous été convaincu que cette affaire ferait un bon scénario ?

L’affaire Viguier est très singulière de par l’absence de corps et de preuves. C’est d’abord l’histoire d une disparition. Le parquet a fait appel : c’est étonnant. On peut s’interroger là-dessus. Tant de doutes, cela révèle des dysfonctionnements de notre justice. Cette affaire plus qu’une autre permet de s’interroger sur une intime conviction de manière large. Qu’est-ce que la justice de notre pays ? La cour d’appel, l’assise … : comment fonctionne aujourd’hui la grande machine à juger un homme sans preuves ? Il y a là un véritable enjeu, qui me passionne.

Il y a un dysfonctionnement de la police aussi. A-t-elle bien fait son travail ? Est-ce que cette affaire n’a pas été un peu bâclée ?

On a droit de le dire, effectivement. Rien n a été fait d’autre que d’essayer de démontrer que Viguier a tué sa femme. Un vrai dessin des enfants, montré au procès, indique des pistes pour la police, mais rien n’a été fait. Cela reste un mystère. Je m’interroge sur l’enquête menée par la police, le travail de la justice et le doute. Le doute : voilà le grand thème du film. C’est le principe cardinal. Le travail de la défense, c’est quoi ? Que demande-t-on à nos jurés ? L’intime conviction, qu’est-ce que cela veut dire ? Quelle est la différence entre la vérité judiciaire et la vérité policière ? Quel est le travail de la défense ? On croit que la défense s’intéresse à la vérité, mais en fait, pas du tout. L’accusation est la charge de la preuve. La défense doit être là pour se lever et dire : « Attention, on ne sait pas. Il y a un doute, on doit acquitter ».

Vous aviez envie que Marina Foïs ait un personnage qui fasse mener l’histoire tel un thriller ?

Oui, c’est un thriller. Il y avait aussi une nécessité de fiction, de se raconter des histoires. Le film est plein de projections. Ce n’est pas tant un film sur l’affaire Viguier que sur les spectateurs et les commentateurs de l’affaire Viguier. Sur tous ceux qui se sont trouvé une vérité et des histoires. Nora, le personnage que j’ai inventé, apporte le seul élément fictif au scénario du film. Elle mène une quête contre l’injustice, une quête de vérité qui devient la recherche d’un bouc émissaire. La nature a horreur du vide, il faut un coupable. L’amant de Suzanne – qui était la femme de Jacques Viguier – est au cœur de 250h d’enregistrements téléphoniques, que Nora écoute chez elle … Je me suis réellement penché sur ces écoutes et j’ai imaginé ce personnage d’électron libre qui va s’entêter dans une espèce de contre-enquête en marge du procès. Nora se donne un rôle d’enquêtrice et de collaboratrice avec l’avocat : c’est là que le suspense opère et tient en haleine.

Vous aviez vous-même assisté au procès. Comment l’aviez-vous vécu ? Etiez-vous juré ?

Non, je n’étais pas juré. J’étais spectateur. J’ai assisté au premier procès. J’ai interviewé de nombreux jurés pour connaître les points de vue de gens comme vous et moi, des citoyens qui n’ont rien demandé à personne, qui ont été tirés au sort sur listes électorales et qui se retrouvent du jour au lendemain à devoir juger. Qu’est-ce que ça implique ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça laisse comme traces ? Tout cela m’intéressait terriblement. Depuis le banc des spectateurs, je me suis fait d’abord la réflexion que je ne connaissais pas la justice de mon pays, et que l’idée que je m’en faisais venait des films américains – mais, je pense, comme tout le monde. C’est-à-dire que notre justice n’étant plus assez représentée, on est tous pétris de : « objection votre honneur », le marteau, l’interrogatoire contre interrogatoire, le témoin est à vous …

Le cinéma jouerait un rôle dans notre perception de la justice ?

Oui. Dans l’inconscient collectif, oui. Parce que le cinéma français a un peu déserté les cours d’assise. Nous français, on faisait autrefois – jusqu’à la fin des années 60 – des drames. La vérité de Clouzot demeure un film important. Les américains ont toujours fait des thrillers. Pour moi, l’enjeu était de dépoussiérer tout ça et de réaliser un film de procès français contemporain. Cette affaire est troublante, pleine de rebondissements au deuxième procès. Le film n’entend rien élucider de l’affaire. C’est bien un thriller judiciaire, un peu comme les américains en réalisent depuis très longtemps. Mais la procédure n’a rien à voir avec une procédure anglo-saxonne. Donc, l’enjeu c’est un film de procès, et une citoyenne dans une démarche de citoyenne – qui est profane, qui ne sait pas où elle met les pieds et qui fantasme la figure judiciaire. Son obsession est un peu dangereuse. Elle permet une tentative de réflexion sur le danger de nos certitudes à tous. Nora, en fait, c’est l’opinion publique. Une Erin Brockovitch qui va devenir Dark Vador !

Nora sacrifie sa vie de famille et son travail. Elle est jusqu’au-boutiste dans sa démarche. Qu’est-ce qui est fictif, qu’est-ce qui ne l’est peut-être pas ?

Elle prend des risques personnels terribles. Ce personnage réinterroge tout. Cependant, je n’ai pas du tout touché à l’affaire : tout est vrai, tout est lié aux audiences, aux écoutes téléphoniques. Je n’ai pas inventé un seul mot. La fiction, c’est uniquement Nora. Elle dialogue un peu avec la famille Viguier. Forcément, là, les dialogues sont inventés, tout comme entre elle et l’avocat. Et, attention … je ne suis pas Nora !

En amont, vous avez fait un travail de dingue, des recherches de dingue !

Ah ça, oui ! Cela fait neuf ans que je suis sur ce film ! Au procès j’avais recoupé de vraies notes de journalistes. J’ai un énorme matériau de départ : la retranscription de ces audiences. J’ai aussi écouté tous les enregistrements téléphoniques (250h).

Connaissiez-vous au préalable des personnages réels de cette histoire ?

Non. C’est un ami réalisateur, Karim Dridi, qui, au départ, m’a parlé de cette affaire. J’ai eu en thème central le doute, et l’envie de laisser les spectateurs se débrouiller … Mon ami m’a dit « il faut y aller, ça va résonner … ». J’ai croisé une ou deux fois Jacques Viguier dans des manifs de cinéphiles et à la cinémathèque, à Toulouse. J’ai lu tout ce que j’ai trouvé sur l’affaire. Ca me fascinait. Je suis allé assister au procès où je l’ai rencontré, sous le rouleau compresseur depuis neuf ans … A ce moment-là il était bipolaire en phase dépressive lourde. J’ai pu voir ses enfants, sa famille, ses proches. Ils m’ont laissé les aborder, parce que je n’étais pas journaliste et que je ne les ai pas harcelés de questions. Je leur ai expliqué que je prenais des notes pour peut-être faire un film, un jour, ou pas, et ils se sont mis à me parler. Je suis sorti de là avec la conviction que Viguier était innocent. Mais on ne prouve pas vraiment une innocence. J’étais convaincu qu’il s’agissait d’une enquête bâclée. Pour l’opinion publique, Viguier était coupable. A Toulouse, il n’y avait pas de fumée sans feu. Les gens espéraient un retentissement médiatique, ce qui ne s’est jamais fait. Mon point commun avec Nora, c’est d’avoir été à la rencontre de Dupont-Moretti. Je suis allé frapper à sa porte, j’ai bu un café avec lui et je lui ai demandé s’il était ok pour mon projet.

Le choix d’Olivier, de Marina et de Laurent s’est-il imposé tout de suite ?

Olivier Gourmet a été une évidence. Cette présence, ce corps, ce discours d’une voix très terrienne, très premier degré : ça sort de la poitrine, c’est instinctif. Il est de la même essence que Dupont-Moretti. Je n’ai pas tout de suite pensé à Marina Foïs. Férue de procédures judiciaires, elle assiste à des procès et adore les films de cette tendance. Son côté « noirceur borderline » est fantastique. On sent qu’elle pense à des choses très complexes, et elle nous transmet aisément des névroses. Elle a vraiment un truc. On la suit. Elle peut être odieuse avec ses enfants dans une comédie et on l’adore, alors même qu’elle ne cherche pas à être sympathique ou à faire la belle. Elle ne juge jamais ses personnages, elle est capable d’en prendre en charge la complexité, avec une puissance de jeu phénoménale, et elle est hyper physique. J’ai présenté Olivier et Marina l’un à l’autre. Tous deux étaient hyper motivés, et ça a fait tilt. Quant à Laurent Lucas, qui vit au Québec, c’était mon premier choix, parce qu’il est très opaque, comme Jacques Viguier. Il n’a rien à jouer, il a trois répliques, ce n’était pas dit qu’il accepte … mais il a dit oui tout de suite, en comprenant l’enjeu de jouer en gros plan quelqu’un qui est très présent à l’image tout en étant absent à son propre sort. Il n’a pas rencontré Viguier, car il fallait une distance de sécurité entre le film et la famille Viguier (pour ne pas ennuyer celle-ci). Alors je lui ai montré des images que j’avais tournées avec Viguier dans son intimité (avec son autorisation, évidemment) : il ouvre son frigo, il est au téléphone, il regarde la télé etc. Et j’ai coupé tous les dialogues dans ces scènes. On est dans son quotidien, dans son silence.

Comment Marina et Olivier se sont-ils préparés pour leur rôle ?

Il y a eu beaucoup de discussions avec Marina. Elle a lu beaucoup de livres et a écouté une partie des enregistrements téléphoniques, pour goûter à ce poison-là, à cette obsession-là (l’obscurité de l’affaire). J’ai abreuvé Olivier Gourmet de tout ce que je savais sur Moretti qu’il a rencontré pendant trois jours. Il a suivi un procès du matin au soir, et ils déjeunaient ensemble. Par contre il ne l’a pas vu plaider, et ça, ça m a empêché de dormir. Au final, c’est très bien : cela a permis à Olivier de prendre sa place à lui. Mais ce qui est incroyable, c’est que même sans l’avoir vu plaider, il a réussi à faire complètement ré exister cette plaidoirie. A être Moretti. C’est incroyable de réussir à choper les silences avec une exactitude stupéfiante.

Une intime conviction est encensé de toute part, c’est un énorme succès. Avez-vous d’autres projets de films ?

Comme Une intime conviction vient de sortir, je me remets doucement, surtout après tant d’années à m’y être consacré. Mais, oui, je me sens porté par cet engouement autour de mon premier film, j’en suis très heureux. J’en réaliserai un autre. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’agira pas d’une affaire judiciaire …


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