C’est un projet scénique et éducatif. Pendant deux semaines, Jacques Vincey, les comédiennes et les comédiens permanents du Théâtre Olympia de Tours vont prendre la direction des collèges du Grand-Pressigny et de Preuilly-sur-Claise. Là-bas, dans le Sud-Touraine, ils présenteront une version moderne de L’Île aux Esclaves, un texte de Marivaux qui fera également l’ouverture de la prochaine saison du Centre Dramatique National. Cette pièce a beau avoir été écrite au XVIIIème siècle, ses dialogues résonnent fort aujourd’hui, dans une époque où des syndicalistes arrachent la chemise d’un DRH et où des Gilets Jaunes manifestent chaque semaine.
Nous assistons aux dernières répétitions de L’Île aux esclaves avant le départ de la troupe pour les collèges du Sud-Touraine. Le public entoure la représentation d’une île qui semble être en Méditerranée. Il y a de l’orage, une étrange végétation au sol et deux hommes qui s’écharpent. L’un en tenue faste – Iphicrate – l’autre avec le strict minimum –son esclave Arlequin. Mais le bout de terre sur lequel ils viennent de débarquer a la vertu de renverser l’ordre du monde établi. Ici les esclaves deviennent maîtres, et inversement. Dès la première scène, Arlequin en jubile :
« Dans le pays d’Athènes, j’étais ton esclave ; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m’en diras ton sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. »
Marivaux, L’Île aux Esclaves, Scène I.
Ces mots provocateurs, Cléanthis va aussi les avoir envers sa maîtresse Euphrosine. Un temps seulement. Ensuite elle et Arlequin se retrouveront chahutés, littéralement désorientés jusqu’à en pleurer. En une heure et un seul acte, L’Île aux Esclaves bouleverse les hiérarchies, les préjugés et les sentiments. Comment les anciens esclaves vont appréhender leur nouveau statut ? Ne vont-ils pas se faire prendre à leur propre jeu ? Marivaux amène ces questions et suggère leurs réponses en onze scènes dramatiques et percutantes. En 1725, il avait choisi de se transposer dans l’Antiquité et dans le berceau de la démocratie pour aborder cette douloureuse question de l’esclavage. Le décalage parfait pour transmettre un message fort, où la vengeance et le pardon tiennent les premiers rôles. Presque 300 ans plus tard, cette téléportation temporelle reste nécessaire pour prendre toute la mesure des mots, en incitant à les analyser eu égard à la situation du monde d’aujourd’hui.
Trois ans après avoir adapté un autre texte de Marivaux en un acte – La Dispute – le directeur du Théâtre Olympia a clairement choisi L’Île aux Esclaves pour son vecteur politique : « dans cette pièce, Marivaux se sert du théâtre pour creuser une question philosophique précise sur les rapports de pouvoir, de domination et de soumission » explique Jacques Vincey. Comme pour La Dispute, les différents rôles sont interprétés par les comédiennes et comédiens du Jeune Théâtre en Région Centre (JTRC) en résidence au CDNT pour toute la saison : « j’ai voulu leur donner la possibilité de s’approprier ces textes classiques, faire en sorte que ces tous jeunes acteurs s’emparent de cette matière en la sortant de l’archéologie pour l’inscrire dans leur présent et leur imaginaire. »
Des notions différentes de la vengeance et du pardon
En complément de l’équipe du JTRC, Jacques Vincey s’est entouré d’une jeune dramaturge de 26 ans, Camille Dagen. Indispensable, selon lui : « j’avais envie que l’on m’entraîne sur des terrains qui ne me sont pas habituels, d’être moi-même surpris dans la lecture du texte par ces jeunes artistes. » Ainsi, la période de lecture et d’analyse de la pièce a été plus longue que ce qui se fait habituellement : « d’habitude ça dure 2-3 jours. Là on a eu besoin de la décortiquer pendant une semaine parce que des foules de questions se posaient. » Le dramaturge a notamment été bousculé par les sentiments de la troupe : « ils tirent vers la vengeance même si la pièce formalise l’option du pardon. Il leur reste tout le temps de la colère, ils n’oublient jamais. Je pense que c’est dû à une expérience qu’ils n’ont pas eue et qui permet de se dire que parfois il vaut mieux passer l’éponge. »
« Qui seraient les esclaves maintenant ? »
Jacques Vincey n’élude pas le rapport entre ce texte et le contexte politique actuel. Et même il le revendique, en l’abordant de lui-même :
« Sans décalquer la réalité présente sur l’œuvre de Marivaux, on pense aux Gilets Jaunes ou aux salariés d’Air France qui arrachent la chemise de leur DRH. Qui seraient les esclaves maintenant ? On est obligé de fouiller en nous pour déterminer quels sont les ressorts de ces rages, de ces colères. Il y a une nécessité à cracher des vérités qu’on a l’impression de ne jamais avoir pu dire. C’est la qualité des grands classiques dont les problématiques dépassent de beaucoup leur inscription historique et sociale. »
Monté en six semaines dans les locaux du Théâtre Olympia, le spectacle est encore en chantier. Les deux semaines de résidences qui s’annoncent dans les collèges de Preuilly-sur-Claise et du Grand-Pressigny seront donc autant d’occasions d’en parfaire l’inclinaison et la mise en scène via le retour des élèves qui assisteront aux représentations : « on est très curieux de savoir comment ils vont recevoir la pièce, comment ils vont aborder ces questions de domination de soumission et de vengeance qu’on a tous vécues dans la violence des rapports entre enfants et adolescents » détaille Jacques Vincey. Après quoi, une nouvelle phase de création débutera jusqu’à la présentation finale face au public à l’automne. Le directeur de l’Olympia espère alors y adjoindre un débat en épilogue pour juger de l’écho de la représentation dans l’esprit des jeunes spectateurs.
Photos : Marie Pétry
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