Dark kitchen : enquête sur les restaurants “virtuels” de Tours

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Pepe Chicken, Orgasmeat, La Cabane aux Poutines… Ces marques, vous les avez peut-être déjà vues en commandant un repas sur les plateformes de livraison à domicile comme Uber Eats ou Deliveroo. En revanche, il faut bien chercher pour savoir où se trouvent leurs cuisines. A la différence des chaînes de restauration rapide classiques, elles n’ont pas directement de vitrine. Alors comment fonctionnent ces restaurants où l’on ne peut pas manger sur place ? Sont-ils en train de transformer le secteur de la food ? Pour la première fois, des professionnels tourangeaux se confient. 

1 500. C’est le nombre de dark kitchen enregistrées sur Uber Eats en France en 2024. Ces “restaurants virtuels” (aussi appelés “cuisines fantômes”), gagnent de plus en plus de parts de marché dans le secteur de la restauration, même dans les villes de taille moyenne comme Tours. Difficile de savoir exactement combien d’enseignes du genre sont présentes sur le territoire tourangeau. Mais selon notre recensement, on en compte au moins une quinzaine rien qu’à Tours-Centre, et plusieurs autres au nord de la Loire. 

Pizzas, burgers, nourriture asiatique, poulet frit… Les spécialités sont les mêmes que les fast food ayant pignon sur rue. La différence : pas de table, pas de chaises, pas de terrasse ni de serveurs. Juste des équipes de cuisine en coulisses. A chaque commande, elles remettent un sac aux livreurs qui l’apportent à l’adresse indiquée par leur GPS. 

Une idée préconçue nous laisse imaginer des recettes préparées dans des entrepôts, en dehors de la ville. Ce n’est pas forcément le cas à Tours. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder les adresses indiquées en toute transparence sur les applis de livraison. Rue Nationale, Place Jean Jaurès, Rue Blaise Pascal… Elles correspondent à des établissements existants. Avec une enseigne, un comptoir, parfois la possibilité de manger sur place. L’explication tient en une phrase : ces fast-food et restaurants font de la dark kitchen en plus de leur activité principale. Et consacrent donc une partie de leurs cuisines exclusivement aux commandes en livraison.

C’est le cas d’un restaurateur du secteur Jean Jaurès qui accepte de nous parler à condition de rester anonyme. Signe que le sujet est sensible. Selon lui, son établissement fonctionne bien mais depuis un an et demi il collabore avec plusieurs enseignes en tant que dark kitchen. 

Ce professionnel dit avoir été contacté en 2023 par les sociétés V Cook et Clone. Ces entreprises sont spécialisées dans la mutualisation d’enseignes de dark kitchen et respectivement basées à Rennes et Paris. Ainsi, sur une dizaine de marques proposées par ces franchises, le restaurant a décidé de se servir de sa cuisine pour élaborer les plats de 5 marques. 

Malgré le nombre important de recettes proposées, le restaurateur nous explique qu’il n’est pas si difficile de tout gérer :

“Les plats sont assez similaires et interchangeables entre les différentes enseignes. J’utilise le même steak, le même pain burger… Ça ne demande pas beaucoup de préparation mais ça nécessite tout de même de l’organisation.”

Pour réaliser les commandes, une à deux personnes sont présentes en cuisine. Et ça tout le long du service, qui s’étend de 11h30 à 22h30, 6 jours sur 7. Une organisation qui paraît porter ses fruits car l’établissement reçoit une cinquantaine de commandes quotidiennes, toutes marques confondues. Au total, ces recettes représentent 15% du chiffre d’affaires de l’établissement… 

Alors comment tenir une dark kitchen sous franchise ? Après être bien sûr d’avoir un espace de travail adapté, pour le restaurateur, il est impératif de bien choisir les concepts que l’on veut exploiter. Il sera plus facile de combiner plusieurs enseignes si celles-ci utilisent plus ou moins les mêmes recettes. Pour les ingrédients, le restaurateur peut bénéficier d’une sorte de “magasin virtuel”. Très pratique pour dénicher des produits difficiles à se procurer comme le fromage “chouikh chouikh”, ingrédient principal de la poutine québécoise. Bien sûr, le restaurateur peut également se fournir lui-même sur certains éléments comme la salade. 

Autre avantage avancé pour passer via une franchise : inutile de s’occuper de la communication ou de la commercialisation. Ce sont les sociétés partenaires qui se chargent de gérer les plateformes de livraison et de dynamiser les ventes. En faisant des opérations promotionnelles par exemple. En revanche, elles envoient occasionnellement des commandes test pour contrôler la bonne exécution et la qualité des recettes. 

Techniquement, le restaurateur est totalement maître de sa cuisine dans le sens où il gère entièrement les flux de livraison, la logistique de produits, etc… Pour notre directeur d’établissement, il est plus question d’une “relation commerciale” que d’une relation hiérarchique. Cependant, si une marque s’avère trop peu rentable pour V Cook ou Clone, celles-ci peuvent obliger l’établissement à changer pour une autre enseigne. Ou modifier les recettes. 

En termes de contrôle d’hygiène, zéro différence par rapport à un restaurant classique. Même chose pour les taxes comme la TVA. En revanche, on ignore la part de la commission de la franchise. On connaît juste celle des plateformes qui est de 30% (6€ sur une commande à 20€).

Vu comme ça, on pourrait penser que gérer une dark kitchen relève d’un jeu d’enfant. Notre témoin dément complètement cette idée. Pour lui, il n’y a que les professionnels de la restauration qui peuvent faire tenir correctement une entreprise comme celle-ci : 

“Il faut être bien organisé et être pointilleux sur les emballages, bien surveiller que tu n’es pas en rupture de produits… En fait, il faut être aussi pro que pour ton propre restaurant sinon tu te vautres. De toute façon, je ne pense pas qu’un établissement qui ne vit que de la dark puisse survivre dans une ville avec le même nombre d’habitants que Tours.”

Inclure de la dark kitchen dans son restaurant deviendrait-il un passage obligé pour les professionnels ? Pour notre interlocuteur, la réponse est oui. Selon lui, nous faisons face à une “mutation” de la restauration. Les habitudes de consommation changent. On favorise les bons petits plats à déguster tranquillement devant sa télé, plutôt que de sortir de chez soi et d’aller au restaurant.

Aussi, implanter de la dark kitchen permettrait de faire une “mutualisation de moyens” : “J’ai une cuisine qui, de base, est allumée en permanence parce que je fais du service continu. Donc autant l’utiliser à 100%. Surtout que les rushs de commandes des dark kitchen et ceux de mon enseigne sont plutôt complémentaires, donc ça bouge tout le temps.”

Ne pensez donc pas que les dark kitchen seraient un éventuel tremplin pour des chefs qui manquent encore d’apport pour ouvrir leur établissement physique. “C’est plus une opportunité commercial qu’un projet qu’on fait par passion pour la cuisine” confirme Julie Alves, alias Quand Julie Pâtisse sur les réseaux sociaux. La Tourangelle qui a tenu un temps le café du Jardin des Prébendes a également ouvert une dark kitchen dans le secteur du Château de Tours. C’était en 2019.

“On était sur Uber et Deliveroo avec le salon de thé et on a été contactés par Uber qui cherchait des personnes pour faire de la dark. Avec mon frère on a trouvé ça cool et on a pris un local pour faire des pokés, des tacos et de la poutine. Comme on avait déjà une activité de restauration c’était facile d’avoir des prix auprès des fournisseurs.”

Autre astuce : l’ouverture d’une activité de revente de glaces déjà préparées. “C’était facile, il y avait juste à les donner au livreur.” Et ça marchait. “Une fois j’ai dû couper les tablettes tellement il y avait de commandes et de livreurs dehors” explique l’entrepreneuse.

Cela dit, l’expérience n’a pas duré très longtemps. Dès fin 2020, Julie Alves jette l’éponge à cause de difficultés à trouver du personnel compétent (problème récurrent depuis plusieurs années dans l’univers de la restauration) : 

“Une fois une personne n’est jamais venue travailler, un jeune qui paraissait bien harcelait les étudiantes, une fille cuisait le riz croquant parce que c’était son goût… Au final on passait tout notre temps à recruter. Moi je faisais les midis, mon frère le soir. On n’avait plus de jours de repos.” 

S’ajoute à cela la pression de la note sur l’application : 

“Quasiment une personne sur 2 laisse un commentaire alors qu’aux Prébendes il y en avait rarement plus d’un dans la journée. Et en cas de mauvaise moyenne, ça commande moins. On le ressentait car on n’est pas McDo où les gens s’en moquent. Là, ils regardent. Donc dès qu’on avait une mauvaise note il fallait rectifier le tir.“

Au final, Julie Alves se dit “contente” d’avoir arrêté tout en constatant que le business semble rester florissant. Plus ou moins en dehors des radars. Sollicités à plusieurs reprises, les services de l’Etat n’ont pas souhaité nous dire dans l’immédiat s’il y avait des contrôles spécifiques sur le respect des normes sanitaires et sociales dans les dark kitchen, nous renvoyant à une conférence de presse prévue prochainement. 

Audrey Lecomte et Olivier Collet

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