« Mémoire de fille » – Rencontre avec Annie Ernaux

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Annie Ernaux était mardi à la librairie La Boîte à Livres pour une rencontre avec ses lecteurs. Rencontre avec l’auteure de Mémoire de fille (Gallimard, 2016).

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37° : Dans « Mémoire de fille » vous relatez votre première expérience sexuelle, une expérience relativement sordide au cours de l’été 58 avec le moniteur en chef de la colonie de vacances où vous étiez employée. Pourquoi avez-vous voulu faire revivre cette fille de l’été 58 ?

Annie Ernaux : C’est très compliqué parce que je ne voulais plus entendre parler de cette fille. Il me semblait que c’était une période de honte et en même temps d’interrogation. Je voulais la ressusciter mais je ne savais pas comment (silence).

37° : Vous apportez une réponse dans votre livre, quand vous écrivez « Il me semble que j’ai désincarcéré la fille de 58, cassé le sortilège qui la retenait prisonnière depuis plus de cinquante ans ». Plus loin vous ajoutez « Je peux dire : elle est moi, je suis elle ». De quoi était-elle prisonnière au juste ?

Annie Ernaux : Elle était prisonnière dans ma tête, ce n’était pas une prison réelle bien sûr, mais je la voyais toujours dans cette colonie qui est en fait une ancienne abbaye, avec des grands dortoirs, des murailles, c’était un endroit très clos, j’en avais cette représentation là. Mais en même temps je me disais que je devais un jour ou l’autre tâcher de la faire revivre, de l’expliquer et d’une certaine façon j’ai réussi à le faire.

37° :Elle vit encore en vous ?

Annie Ernaux : Non seulement elle vit en moi, mais maintenant elle est moi. C’est ça la question, et au fond c’est ça que j’ai voulu faire : ne plus la considérer avec stupeur, avec honte ou avec gène, mais l’intégrer à ma propre mémoire, à mon propre chemin de vie. Dire que cette fille là, d’une certaine manière, elle est celle qui m’a fondée en quelque sorte, je tiens tout d’elle quelque part.

37° : En vous lisant j’ai eu le sentiment que pendant toutes ces années vous lui avez reproché quelque chose, au point que c’est seulement aujourd’hui que vous parvenez à écrire sur elle…

Annie Ernaux : Reprocher ce n’est pas le terme que j’emploierais, je pense que je voulais comprendre, je voulais refaire la route avec elle. C’est différent. Je ne lui reproche rien, je voulais vraiment la faire entrer à nouveau dans cet endroit, la faire revivre cette nuit-là, la promener en quelque sorte dans un film, comme si je faisais le film sur cette fille. Je la vois agir, j’essaie de comprendre pourquoi elle agit ainsi, pourquoi ces autres aussi, ils sont importants les autres. Pourquoi ça ne marche pas avec les autres, pourquoi elle est toujours en décalage avec les autres, pourquoi elle se fait humilier, pourquoi elle a besoin des autres aussi ? Ce sont des comportements qui peuvent paraître aberrants, mais puisqu’ils ont eu lieu, puisque ça c’est passé ainsi, ce n’est pas aberrant, ça existe. Voilà. Tout ce qu’on a fait, au fond, peut s’expliquer, peut se montrer et c’est ça que j’ai voulu faire : essayer de comprendre.

37° : La question du groupe est prépondérante dans ce livre. Le groupe qui humilie cette fille de l’été 58 après cette première nuit, et également le groupe qu’elle rejoint, étudiante, ce groupe de filles de classe sociale supérieure à la sienne, avec qui elle se trouve, là encore en décalage…

Annie Ernaux : Oui, là le décalage est profondément social. Je suis issue d’un milieu populaire, je suis la première à avoir fait des études dans la famille et dans la boîte religieuse où je suis allée jusqu’au bac j’étais reconnue comme la bonne élève, ce qui me permettait d’être à l’aise par rapport aux filles d’un milieu supérieur au mien. Mais au lycée d’une grande ville comme Rouen, qui à l’époque était réservé à l’élite, là elle ressent davantage son décalage. Elle, enfin moi (rires) ressent véritablement ce décalage et c’est cela qui fait la souffrance à ce moment là. Il y a aussi ce décalage par rapport aux autres filles qui n’ont pas connu d’expériences sexuelles, à l’époque la plupart des filles à 18 ans sont vierges, elles se gardent comme elles disent pour le mariage. Cette expérience sexuelle est un lourd secret pour elle finalement.

37° : C’est un lourd secret et pourtant elle utilise cette expérience, c’est prégnant quand vous évoquez les courriers que vous écriviez à une amie de l’époque, elle l’utilise comme une manière d’exister…

Annie Ernaux : Au départ c’est une forme d’existence, c’est une riche expérience pour elle, d’un seul coup c’est quelque chose qui la porte. Finalement quand elle quitte la colonie, malgré toutes les avanies qu’elle y a subi, elle a le sentiment de connaître la vraie vie, c’est très très fort. Et puis, transplantée dans un autre milieu encore – c’est ça au fond la jeunesse, c’est la possibilité de passer d’un milieu à un autre, se frotter aux autres – dans cet autre milieu donc, elle se sent effectivement en décalage profond par l’expérience qu’elle a et l’humiliation sociale s’accroit de ces souvenirs sexuels. Ce sont deux aliénations qui s’additionnent.

37° : Juste après cet épisode de la colonie vous décrivez une photographie de votre chambre d’étudiante, vous en faites une description qui vous donne l’occasion d’évoquer un possible présent antérieur, ça représente quoi pour vous le présent antérieur ?

Annie Ernaux : C’est, à partir d’une photo, regarder, observer, presque dans un état d’hypnose, presque halluciner et d’un seul coup, grâce à cette photo, se sentir, être à nouveau dans cette chambre, pouvoir presque, je dis bien presque, entendre le bruit des pas d’une fille qui rentre dans le dortoir. Être dans un présent qui est le présent du passé, c’est ce que j’appelle le présent antérieur. C’est une sensation que l’on peut éprouver, je pense, à partir d’un tableau ou d’une musique. Il n’y a personne dans cette photo, il n’y a que cette chambre, il y a une robe accrochée, qui est la robe de l’été précédent, la robe des folies. Et au dessous il y a une petite table avec mes livres de philosophie.

37° : La description de cette photo est un moment particulièrement touchant de votre livre.

Annie Ernaux : J’ai pensé mettre cette description en ouverture de mon livre. Je ne savais pas pourquoi exactement. Cette photo est quelque chose de très signifiant, ce vide, il n’y a personne, il y a le vide, le vide de la mémoire… la fille de 58 n’est plus dans cette chambre, elle a continué, elle s’en est évadée, elle est devenue celle que je suis maintenant.

Entretien réalisé en partenariat avec l’émission « Des Poches sous les Yeux » et Radio Béton 93.6.

Retrouvez cette interview sous format audio ici.

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