Comment l’art contemporain est devenu un punching-ball

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«On se fout de notre gueule !», «Regardez où passent nos impôts !», «Ma fille de 5 ans fait mieux !», «C’est pas de l’art, ça»… De la simple moquerie au saccage en passant par des torrents de boue parfois d’une grande violence sur les réseaux sociaux, l’art contemporain – aussi difficile à définir précisément soit-il – est devenu ces dernières années l’une des cibles préférées des rageux 2.0. Après le retrait la semaine dernière d’une œuvre de Lilian Bourgeat installée sur le rond-point des Tanneurs par le CCC OD suite à sa «vandalisation», on essaie de comprendre pourquoi l’art contemporain cristallise autant de haine.

Au cas où cela vous aurait échappé, on vit une époque brutale. Du haut vers le bas, du bas vers le bas et, même si c’est plus compliqué, du bas vers le haut. Et cette brutalité généralisée est amplifiée par ces porte-voix virtuels que sont les réseaux sociaux, outils qui ont fait de nous tous des journalistes en herbe, des photographes en herbe, doublés de donneurs de leçons potentiels et de donneurs d’avis permanents sur à peu près tous les sujets. Alors que le monde est «devenu un village» (l’image est belle) grâce à internet, on a le juste retour de bâton : le comptoir du café de ce même «village» est ainsi devenu une agora globale, le mètre-étalon du débat sociétal, politique, géopolitique, religieux, économique et bien entendu… culturel.

Ah la culture ! Parlons-en, justement ! Et surtout parlons de son bouc émissaire, du petit mec assis au fond de la classe qui a un minois à se faire harceler à la récré, «parce qu’il l’a bien cherché, cette tête à claques» : l’art contemporain, une expression floue qui est presque devenue un tabou, voire une insulte, un synonyme de foutage de gueule élitiste à l’égard du citoyen lambda, forcément piloté par des amis du pouvoir, aussi arrogants que méprisants.

«Ma fille de 5 ans fait mieux que ça»

De tous temps, les artistes en ont pris plein la tronche, en particulier ceux qui faisaient des trucs que personne n’avait envie de voir et, pire encore, des trucs auxquels personne ne s’attendait. Même si l’aversion pour l’art contemporain (au sens propre du terme) est né à peu près en même temps que l’art tout court, le summum de la provoc (ou de l’expérimentation artistique, selon le point de vue) a sans doute été atteint vers 1913. C’est l’année où Marcel Duchamp invente le «ready-made», ce mouvement qui consiste à prendre un objet tout fait (au hasard, une roue de vélo), à le mettre dans une exposition, à le signer et à décréter que c’est de l’art. On vous laisse imaginer si Twitter avait existé à l’époque les tombereaux d’insultes et les menaces de mort qu’aurait reçu l’artiste en question !

Certes, il serait malhonnête de nier que certains artistes dits contemporains sont mauvais et se foutent de la gueule du monde, au même titre que certains programmateurs et galeristes. Et tout le monde est à peu près d’accord pour dire que refaire du Marcel Duchamp un siècle après n’a absolument aucun intérêt. Mais qu’on le veuille ou non, tout ceci reste et restera toujours subjectif. A l’extrémité inverse du monde de l’art, beaucoup d’artistes du dimanche aidés par des programmateurs institutionnels zélés nous imposent leurs croûtes dans plein de lieux publics et curieusement, beaucoup moins de personnes les attaquent à longueur de coms Facebook et autres Tweets assassins. D’un point de vue strictement sémantique pourtant, c’est aussi de l’art contemporain.

L’Espagnol Miro reste à ce jour le champion du monde indétrônable de la désormais célèbre assertion «mon petit-fils de 5 ans fait mieux» et sa variante «ma fille de 5 ans fait mieux», déclinée encore aujourd’hui à l’infini dans des milliers d’expositions à travers le monde (même si la France semble être dans le peloton de tête du pilonnage en règle de la création artistique contemporaine, sans doute une autre interprétation possible de notre fameuse «exception culturelle»). Il est intéressant de constater au passage que plusieurs décennies plus tard, lesdits petits-enfants ou enfants font la queue sous la pluie pendant deux heures pour aller bouffer de l’expo-événement du même Miro dans un gros musée-spectacle qui fait son chiffre d’affaires sur un enchaînement de têtes d’affiches de la culture mondialisée.

Par le simple truchement du temps qui passe, l’Art Moderne est désormais reconnu et respecté et c’est aujourd’hui au tour de son héritier l’Art Contemporain, donc, de se faire défoncer la tronche. Mais puissance dix.

«C’est pas de l’art !»

La carotte de chantier géante de Lilian Bourgeat est ainsi l’une des toutes dernières victimes de ce sport national qu’est désormais devenu «l’art contemporain bashing», qui prend de plus en plus souvent la forme de dégradations (même si dans le cas présent, il semblerait que ce soit des fêtards qui ont voulu s’amuser plutôt qu’un commando prêt à en découdre avec l’autorité symbolisée par ce cône de chantier), à tel point qu’on se demande, au rythme où on va, s’il sera demain possible de continuer à installer des œuvres d’art dans l’espace public en France sans qu’elles soient massacrées dans les heures ou les jours suivants.

Nous parlons ici bien entendu d’œuvres non adoubées par le goût dominant consensuel. Car parmi les centaines de commentaires cumulés sur les nombreux posts sur le sujet ces derniers jours on peut lire une apologie du vandalisme artistique comme, pour prendre un seul petit exemple, un hallucinant «Quand l’art est respectable, il est respecté», qui pourrait se traduire par : «Si les gens n’aiment pas une œuvre d’art, ils ont le droit de la détruire». En gros, si t’as une gueule qui ne me revient pas, je suis tout à fait légitime de te la péter. On aimerait bien savoir ce que l’auteur de cette phrase entend par «art respectable». Peut-être «une statue de Rabelais» comme on a pu le lire aussi (il y en a une dix mètres plus loin d’ailleurs) ? Ou un personnage d’Ousmane Sow, que beaucoup avaient critiqué en 1999 lors de son installation boulevard Heurteloup à Tours mais qui, presque 20 ans après, en plein «carottegate», a été plusieurs fois qualifié de «véritable artiste» (par les mêmes qui le critiquaient à l’époque ? ça, l’histoire ne le dit pas). En plus, comme il est mort récemment, sa cote a été multiplié par douze. D’ici à ce que dans vingt ans, Abraham Poincheval qui s’était fait enterrer vivant devant l’Hôtel de Ville (et déjà à l’époque, massacrer lors d’apéros entre amis et sur des réseaux sociaux déjà fort actifs en la matière), soit réhabilité suite à son décès tragique dans un accident, il n’y a qu’un pas !

Heureusement, chez celles et ceux qui considèrent qu’un plot géant n’est pas de l’art – et un plug anal non plus – (et c’est pour le coup leur droit le plus légitime), un certain nombre gardent leur sens de l’humour : «A partir du moment où on grossit des choses c’est de l’art… Bon ben je sais ce que j’ai à grossir et ça va être un chef d’œuvre !». Ouf, le café du village, c’est aussi ce genre de remarque et ça fait du bien.

Bref, le tribunal populaire qui décide ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas et qui condamne – voire incite à la destruction – va-t-il l’emporter dans notre société libre et démocratique ? Le débat est ouvert. Ou plutôt, le combat est lancé. Et il sent très mauvais.

«Nos impôts paient ces merdes !»

Oui, et plein d’autres choses tout à fait dispensables. Dans un livre pour enfants récemment sélectionné pour le Prix Jeunesse de la Ville de Tours décerné lors des Assises du Journalisme, Carole Fréchette propose dans un provocateur «Si j’étais ministre de la culture» d’organiser des «journées sans culture» pour voir ce que ça ferait de ne plus rien investir dans ce qui est «non rentable». Le résultat est aussi limpide qu’inquiétant et on ne saurait que vous recommander d’acheter et de lire et relire ce petit bijou (lui aussi tout à fait inutile, au passage, comme la plupart des bouquins qui sortent, d’ailleurs; surtout ceux qui ne seront lus que par une centaine d’intellos).

Comme dans beaucoup de débats de société, on peut être en profond désaccord et c’est même plutôt sain et signe que notre démocratie fonctionne bien. Malheureusement il semble que de plus en plus de thématiques soient la cible d’attaques toujours plus violentes : les élus de tout poil et de tout bord, les bobos et l’art contemporain semblent être sur le podium depuis quelques années. De virtuelle, cette violence se déplace dans l’espace public et les agressions se multiplient. Les musées et centres d’art qui représentent la «culture institutionnelle» – ce nouvel ennemi à abattre – vont-ils être amenés dans les mois et les années à venir à devoir renforcer leur sécurité ?

Quand on voit que même à Tours, dans les quelques heures qui ont suivi l’installation d’un plot de chantier géant sur un rond-point, geste urbain plutôt drôle et sympathique (à défaut d’être «artistique», mais la nuance est-elle si importante ?), on appelait déjà sur les réseaux sociaux à aller le vandaliser «dès ce soir», il y a de quoi se poser de sérieuses questions sur l’expression d’une colère sourde et généralisée qui semble prendre pour cible un peu tout ce qui (dé)passe. Il semblerait désormais que pour exister, exprimer ses opinions et ses désaccords ne suffise plus : les gros mots, les insultes, les invectives et les appels à la haine – voire à l’attaque physique en règle – prennent le pas sur les échanges mesurés. Le plus inquiétant étant qu’après avoir été cantonnée derrière des claviers et des écrans, cette violence facile, déconnectée de toute idéologie et de tout engagement politique fondé, commence à sortir dans la rue pour un oui ou pour un non. Surtout pour un non, en fait.

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